Carnac ou l'énigme de l'Atlantide
I
L’ITINÉRAIRE
D’UN CHERCHEUR
Carnac est un de ces lieux que j’ai toujours connus avant
même d’y avoir pénétré réellement. Ce sont des choses qu’on n’explique pas, des
choses que l’on murmure sans jamais pouvoir donner de raison valable à de
telles affinités. Est-ce parce que le vent qui vient de l’ouest, chargé des
embruns d’un océan inconnu, a toujours fouetté mon visage lorsque j’étais
enfant et que j’attendais que se déchire un ciel de tempête, les soirs où
montaient de la terre les lentes pesanteurs de la ville ?
Carnac, c’est d’abord un nom. Et ce nom évoque en moi une
cassure, une violence qui surgit de la nuit des temps. C’est sans doute, en
premier lieu, la sonorité du terme, la dureté de ces deux syllabes qu’on entend
résonner dans un brouillard où le soleil a peine à pénétrer. Mais c’est aussi
la lente évocation d’un monde enfoui dans une barbarité que l’absence d’informations
précises rend encore plus secrète, plus mystérieuse, et qui accroche l’imagination
au point d’en faire un point de rupture essentiel entre ce qui est et ce qui n’est
pas. À cet égard, Carnac est particulièrement riche en images et en fantasmes
divers, et cela n’est pas sans provoquer dans l’inconscient humain des
réminiscences prodigieuses à propos d’un âge où l’on était assez puissant pour
ériger des pierres au milieu d’une lande pour signifier que le ciel et la terre
étaient les deux pôles d’une même réalité.
Mais Carnac, pour moi, c’est aussi l’évocation du pays de
mes ancêtres. Je suis d’une famille émigrée et j’ai passé mon enfance à
retrouver les sources qui jaillissaient dans une mémoire engluée dans une vie
quotidienne citadine d’une infinie banalité. Je savais que Carnac était au
centre d’un pays qui avait vu mes ancêtres se battre pour survivre. Je savais
qu’un de mes arrière-grands-pères était né à Camors, sur les landes de Lanvaux,
et qu’il y avait exercé la profession de forgeron. Je savais que ma grand-mère,
qui m’a élevé, était née à Pluvigner, sur ces mêmes landes de Lanvaux – que j’imaginais
alors comme un désert peuplé d’étranges pierres – et qu’elle avait habité à
Auray, en une maison de paille, traduction littérale du breton ti-plouz , « chaumière », lointain souvenir que ma grand-mère hésitait
à évoquer parce qu’elle marquait une époque de misère et de souffrance. Par le
jeu de la vie, cette famille s’était dispersée aux quatre coins du monde :
il ne demeurait de l’édifice primitif que l’image à peine esquissée d’une
simple maison de granit au toit de chaume, entourée d’un jardinet où poussaient
des fraisiers, et puis, plus loin, les grandes ombres de Sainte-Anne-d’Auray et
de Carnac. Ma grand-mère, comme toutes les Bretonnes, avait une dévotion particulière
pour la mère de la Vierge, et, bien sûr, elle avait traversé les champs de
menhirs de Carnac, ce qui n’avait pas manqué de lui laisser d’étranges
souvenirs, bien qu’elle fût persuadée que l’ombre du Diable devait rôder, certains
soirs, quelque part entre le Ménec et Kermario. « Tu comprends, me
disait-elle, c’était au temps où les gens n’étaient pas encore chrétiens ;
ils adoraient des idoles, mais il ne faut pas leur en vouloir, car ils ne
savaient pas quel était le vrai Dieu ». Assurément, ma grand-mère savait
qui était le vrai Dieu, et elle n’a jamais douté un seul instant de sa vie que
ce Dieu était juste et bon, et qu’il récompenserait les mérites de chacun. Elle
ne se posait pas de questions pour savoir si Dieu portait une barbe ou non :
Dieu était, un point c’est tout, et le reste n’était que verbiage. C’est sans
doute pourquoi je recherche Dieu partout, même dans les endroits où il ne se
trouve pas.
Mais présenté de la sorte, Carnac prenait des dimensions
exceptionnelles. J’avais pu voir de nombreuses cartes postales représentant les
alignements et certains monuments dits mégalithiques, dont la fameuse Table des
Marchands de Locmariaquer qui, au début de ce siècle, apparaissait nettement
comme une « table », puisqu’on avait gratté les pierres et la terre
qui formaient le tertre primitif dans lequel elle était enfouie. J’avais vu ces
représentations classiques – et parfaitement imbéciles – où l’on représentait
un menhir avec un Breton en chapeau à guides, lequel semblait un
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