Carnac ou l'énigme de l'Atlantide
étaient antérieurs aux
Gaulois, c’est tout, et j’étais incapable de leur donner une date ou de les
situer dans un environnement culturel. C’était d’abord le pays de mes ancêtres.
Je m’y trouvais bien, mais complètement dépassé par les lourdeurs des pierres
et les énigmes qu’elles posaient. En adolescent déjà parvenu à l’âge mûr, je m’efforçais
surtout de me trouver moi-même. J’écrivais des poèmes et je les publiais dans
une revue peu coûteuse que j’avais fondée et qui eut d’ailleurs plus de cinquante
numéros, avec des noms aussi inconnus que prestigieux à cette époque, Charles
Le Quintrec, Hervé Bazin, Robert Sabatier, et d’autres encore que la poussière
de l’espace a dispersés aux quatre vents de l’horizon. J’aimais la Bretagne. Carnac
faisait partie de la Bretagne.
Je n’en demandais pas plus, et je m’efforçais de la chanter
dans un lyrisme qui était parfois aussi violent qu’une tempête au large de l’île
de Sein. Années bénies où je sacrifiais quelque peu mes études – dites sérieuses
– à mon enthousiasme pour la poésie et pour la Bretagne, haut lieu de l’esprit
celtique qui commençait à me hanter, le jour dans les actes du quotidien, la
nuit dans les rêves mordorés qui s’infiltraient entre mes paupières brisées de
fatigue…
On peut comprendre que cette vision de Carnac, toute
primaire qu’elle était, tout imbue de préjugés et de clichés, constitua pour
moi un choc émotionnel dont je ne mesurais certes pas les conséquences sur la
propre évolution de ma recherche. Il était alors insensé de me poser des
questions sur l’origine des mégalithes, sur leur signification, sur leur composante
religieuse ou métaphysique. Il n’était que de voir, d’accumuler des sensations,
de les digérer, d’en faire mon profit dans une direction que je ne pouvais même
pas encore tracer. Dans ces années folles, la Bretagne se présentait comme une
grande péninsule, avec au centre une forêt que je connaissais bien, la
Brocéliande de mon enfance, et tout autour, des côtes rocheuses en lutte
perpétuelle contre un océan brumeux et dont la violence excitait mon
imagination. Entre la forêt et les rivages martelés par le choc des vagues, il
y avait du granit. Et ce granit se cristallisait par les menhirs et les dolmens,
sur une lande battue par les vents, comme le témoignage de l’ancienneté du pays,
de son insistance à interroger le ciel et à susciter les orages. Image presque
caricaturale, avec un menhir et un homme revêtu du costume breton, un peu niais,
désuet comme un fantôme recueilli par hasard sur une plaque photographique
abandonnée par un opérateur négligent. Il y avait aussi les cartes postales, ces
fameuses cartes d’autrefois, et que je collectionnais bien entendu, chargées de
timbres, de tampons et d’annotations, véritables sanctuaires d’un pays qui
était déjà mort mais que je refusais de croire disparu de la carte du monde. J’étais
breton et fier de l’être : tant pis si les clichés imbéciles constituaient
la charpente de mon pays. Il n’y en avait pas d’autres à ma disposition. Et je
ne regrette rien, si cela me fait sourire maintenant. Depuis, je me suis forgé
une Bretagne idéale, qui n’existe pas, mais qui est parfaitement réelle, empruntant
ses éléments à tout ce que j’ai pu tirer de l’Irlande, du Pays de Galles, des
Cornouailles d’outre-Manche, et de cette terre armoricaine que je reconnais
toujours parce que sa terre colle à ma peau comme une ventouse qui m’épuiserait
le sang à force de sucer dans mon être l’incroyable énergie qui me vient de mes
ancêtres, ceux à tête de granit, qu’ils soient de ce côté-ci de la Manche, ou qu’ils
soient de l’autre côté. Pour moi, c’est pareil, et la porte océane qui est en
moi s’ouvre sur l’univers celtique où qu’il se trouve, pourvu que j’entende
dans un buisson le râle rauque et violent des oiseaux de proie.
La tradition bretonne armoricaine décrit toujours un ifern
yên , c’est-à-dire un « enfer froid », un monde de
glace où il ne fait pas bon vivre, et où le Diable s’amuse en pensant que les
sermonneurs ont trompé les fidèles en leur décrivant les séjours maudits comme
des cavernes de soufre et de feu. Les damnés rôtis à la broche ou bouillis dans
de bons chaudrons d’airain ? Plaisanterie. Ultime plaisanterie du Diable
qui cherche toujours à faire croire au contraire
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