Céline secret
manquais de casser un lustre en
cristal en m’entraînant à la corde à sauter juste au-dessus, tandis que Louis
me chronométrait.
Céline ne voulait voir personne et restait enfermé toute la
journée.
A la mi-août, nous nous sommes mis en quête d’une maison que
nous avons trouvée à Meudon, au 25 ter , route des Gardes.
C’est grâce à la vente de deux fermes que je possédais en
Normandie que nous avons pu l’acheter et nous y installer en octobre 1951.
A ce moment-là, Louis a fait modifier notre contrat de
mariage et nous sommes passés du régime de communauté à celui de la séparation
de biens. Il souhaitait me mettre à l’abri et faire de moi la seule propriétaire
de la maison. Il savait qu’à sa mort, sa fille voudrait m’expulser, ce qu’elle
a effectivement tenté de faire.
Céline disait : « Tu peux me mettre à la porte
quand tu veux. » C’était un risque qu’il prenait, car si je disparaissais
avant lui, c’est ma mère à moi qui l’aurait certainement chassé.
Les premières semaines de notre installation, les Marteau
nous faisaient apporter des tartes le dimanche matin par leur chauffeur. Louis
renvoyait les tartes, alors il n’y eut bientôt plus de tartes.
Jamais Louis n’a fait la moindre concession à la richesse,
la moindre concession à rien.
Je me souviens qu’en 1941, un ami à lui qui était médecin
voulait le faire devenir franc-maçon. Il a dit : « Non, mais je veux
bien voir. » Nous sommes allés tous les deux à une réunion en sous-sol,
près de l’église Saint-Germain-des-Prés. Il y avait une grande table où tout le
monde était rassemblé, comme pour la Cène du Christ. Longtemps après j’ai pensé
que s’il avait accepté, il aurait été défendu, mais il ne pouvait qu’être seul,
toujours.
A Meudon, j’ai tout de suite ouvert un cours de danse
classique et de caractère dans la maison même.
Je voulais continuer à transmettre ma méthode et, très vite,
par le bouche-à-oreille, les élèves commencèrent à venir.
Roger Nimier, le premier, m’envoya des clients, telle la
femme du directeur du Figaro de l’époque, vite suivis par des actrices,
des écrivains, des femmes d’écrivains, Françoise Christophe, Judith Magre et sa
sœur, la fille de Marcel Aymé, la femme de Raymond Queneau, Françoise Fabian
qui était très belle mais voulait faire des danses espagnoles sans apprendre,
Christine Arnothy, Simone Gallimard. Et tant d’autres qui sont passés et que
j’ai oubliés. Le valet de chambre de Maurice Druon qui nous fit bien rire un
jour en nous révélant que son maître dormait avec un bonnet de nuit.
Albert Camus aussi était souvent là. Il avait une aventure
avec une de mes élèves, la sœur de l’actrice Judith Magre que nous appelions
Chiffon. Un jour j’ai voulu le présenter à Céline. Il m’a dit :
« C’est inutile, je sais ce qu’il pense de moi. » Il avait raison.
Mon cours était un vrai théâtre, avec des cachettes
secrètes, des placards où les maîtresses qui ne devaient pas être vues des
femmes se cachaient, des histoires d’amour qui se nouaient et se dénouaient,
des disputes, des rivalités. J’avais dû séparer le cours des femmes de celui
des hommes car tout devenait trop compliqué. Celles qui n’avaient pas de mari
cherchaient à prendre ceux de celles qui en avaient, il y avait des pleurs, des
crises de nerfs, des tentatives de suicide.
Nous vivions un vaudeville permanent, dans un microcosme où
toutes les passions se sont exacerbées dès l’ouverture du cours, du vivant de
Céline, et jusqu’à sa fermeture, longtemps après sa mort.
Louis s’était inscrit à l’ordre des médecins de
Seine-et-Oise et il recommença à exercer un peu son métier. Nous n’avions pas
un sou et vivions comme des clochards. Notre installation faisait fuir la
clientèle normale. Il ne soignait que les pauvres dont il était incapable de se
faire payer et acceptait de se déplacer pour les visites à domicile.
Dans le bas Meudon, une de ces dernières maisons vient de
disparaître pour être remplacée par un immeuble.
Ma première élève aussi vient de mourir.
Tous ces gens qu’on a connus et qui n’existent plus, ce
monde en train de disparaître.
On pense au Temps retrouvé de Proust. C’est
extraordinaire le temps passé qui s’allonge. Louis n’aimait de Proust que ce
dernier chapitre de la Recherche du temps perdu, un tome entièrement
consacré à la caricature
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