C'était de Gaulle, tome 3
Tricot le revoit vers 11 heures 30, avant son départ pour Issy-les-Moulineaux, il n'a plus l'air fatigué du tout. Il paraît en bonne forme ; l'état dépressif dans lequel il était plongé au début de la matinée semble s'être dissipé. Avait-il joué la comédie pour justifier aux yeux de Tricot le report du Conseil ? Ou son ton guilleret, deux heures plus tard, vient-il de ce que son gendre l'a réconforté ? L'un et l'autre. La comédie n'est pas feinte. Il se met lui-même à l'épreuve : aurait-il l'envie et la force de surmonter son accablement ? Pour en être sûr, il fallait aller au bout de l'accablement.
La différence d'interprétation entre Boissieu et Massu tient au fait que l'un a une pratique fréquente et intime de Charles de Gaulle, et que l'autre l'a toujours servi de loin.
À ces témoignages, il faudrait ajouter celui de Philippe de Gaulle, qu'il n'a pas encore publié. Il m'a raconté la scène — décidément répétitive — de son entretien le lundi 27 avec son père. Elle s'était déroulée selon le même scénario provocateur : « Tout fout le camp. Rien ne tient. Je ne peux pas rester ici. Il faut que je m'en aille. » Son fils lui répond : « Si vous allez à Colombey, cela ne servira à rien. Les Français croiront que vous allez y passer un week-end, cela ne leur fera aucun effet. Si vous voulez ressaisir cette situation insaisissable, il vous faut aller ailleurs qu'à Colombey. »
Philippe de Gaulle sait depuis longtemps que, pour faire barrage à la « déprime », il faut nourrir d'action l'imagination de son père, évoquer un combat. Il a lancé une idée. Elle fera son chemin...
Certes, après quelque trois heures de voyage inconfortable en hélicoptère, où il n'a dû cesser de ressasser les plus et les moins de la situation, le Général n'a pas à se forcer pour bien jouer la tirade du « tout est foutu ». Il y a mis sa fatigue, sa mauvaise humeur, son écoeurement, et peut-être jusqu'à son humiliation de devoir être là — quémandant un avis.
Il reste que le Général est entré dans la maison de Massu à 14 heures 50, et qu'il a donné à 16 heures l'ordre de préparer l'hélicoptère pour Colombey. Soixante-dix minutes, dont une grosse moitié a été utilisée à se restaurer et une petite à un entretien suivi avec son hôte : s'il a suffi d'une demi-heure de conversation pour lui rendre le nord, c'est qu'il n'était pas vraiment déboussolé.
Flohic, resté avec Mme de Gaulle et Mme Massu, raconte que celle-ci dit, non sans aplomb : « On ne refait pas un 18 Juin à 78 ans. » C'est bien le signe qu'elle au moins n'avait pas douté de l'esprit combatif du Général 2 .
Massu n'a pas eu la même impression. Mais il rejoint Boissieu dans une même réponse : « L'armée est composée d'officiers qui ont voué leur vie au service de la patrie et sont prêts à combattre tous ceux qui la menacent à l'extérieur ou à l'intérieur. Elle est composée aussi de soldats du contingent qui considèrent les étudiants révolutionnaires comme des planqués, des sursitaires qui profitent du fait qu'ils n'ont pas à faire de service pour semer le désordre. Si vous donnez ordre aux troupes de faire mouvement, elles vous obéiront sans la moindre hésitation. »
Entre sa conversation du matin et celle de l'après-midi, il s'est passé un voyage exténuant dans les trépidations d'un hélicoptère ; mais sûrement rien qui ait troublé ses deux convictions permanentes :
1. L'État et la France se trouvaient là où il se trouvait lui-même.
2. Il fallait qu'il ait la certitude de pouvoir s'appuyer le cas échéant sur l'armée pour reprendre la situation en main.
Passer la nuit à Baden, ou à Mulhouse chez son gendre, ou à Strasbourg à la préfecture, ou à Colombey, peu importait. L'essentiel était d'être loin de Paris, de bien dormir et de préparer tranquillement le bref appel nécessaire pour retourner la situation, gonflé des sous-entendus que lui permettait son déplacement.
L'exil en Irlande, un séjour à Baden, le gouvernement à Metz : oui, il a tout envisagé — mais ce qui me frappe le plus, c'est que, tout bien pesé, c'est le scénario qu'il avait, selon moi, programmé dès le mardi, qui s'est déroulé sans la moindre modification.
Mardi 28 au soir, il me fait avertir qu'il ne me recevra pas mercredi après-midi comme prévu, mais en fin de semaine : il avait donc déjà décidé de faire sa fugue.
Mercredi matin, il annonce que le
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