C'était de Gaulle, tome 3
politique.
La journée du 29 mai s'est-elle déroulée comme une fuite éperdue magistralement retournée par Massu, ou comme une impeccable manoeuvre militaire, toute de mouvement et de surprise ? Faut-il choisir entre une version lèse-de Gaulle et une version hagiographique ?
Le Général n'est pas bâti d'une pièce : « Je sens deux hommes en moi. » L'un de ces deux hommes croyait en l'État, en la France, en sa propre capacité de faire appel aux Français pour qu'une fois de plus, ils échappent au désastre. L'autre homme doutait de lui-même, des Français, de l'État, de l'armée, qui aurait dû être la « colonne vertébrale de la nation ».
Le premier, au nom de la France et de l'amour qu'il lui portait, exigeait de lui-même un constant effort pour se mettre à la hauteur des circonstances et pour écarter les démons. Le second était tenté de laisser les Français aller au pire, puisque c'est le pire qu'ils voulaient.
Il faut se replonger dans l'eau glaciale de la crise, et essayer d'observer les ressorts qui tour à tour se tendent et se détendent chez de Gaulle, pour comprendre que les deux thèses ne sont pas incompatibles ; à condition seulement de leur enlever leurs outrances.
La journée du mardi 28 avait apporté des éléments nouveaux. François Mitterrand a posé sa candidature à une succession qui n'est pas ouverte, et selon des modalités contraires à la Constitution. Séguy et Waldeck-Rochet ont parlé publiquement de « l'exigence des travailleurs : un gouvernement populaire, à participation communiste ». Le parti communiste a organisé une marche, pour mercredi 29 après-midi, de la Bastille à Saint-Lazare.
Après le retour de Pompidou, la lutte s'était déplacée de la Sorbonne aux usines. Après le retour du Général, le pouvoir glisse vers la rue et vers les « comités ouvriers ». Des autorités de fait se substituent ou prétendent se substituer à celles de l'État.
Il ne s'agit donc plus d'une grève, si générale soit-elle, mais d'une subversion. Le parti communiste a-t-il décidé de saisir l'occasion ? Ou risque-t-il d'être amené à le faire sans l'avoir voulu ? Peu importe. La marche sur Saint-Lazare, c'est une marche en direction de l'Élysée. Qu'au terminus annoncé, des groupuscules révolutionnaires crient « À l'Élysée ! » — et la foule risque de suivre. Faudrait-il que l'Élysée soit protégé par une fusillade ? En quittant Paris, le Général rendait l'assaut sans objet.
C'est une première raison de s'éloigner de Paris, non par panique, mais par prudence.
Colombey aurait suffi pour cet éloignement. Pourquoi Baden ?
La réponse ne peut que donner l'impression d'une action réfléchie : si l'affrontement devait avoir lieu, de Gaulle devait s'assurer, lui-même et directement, de l'état d'esprit de l'armée. Or le Général l'a fait deux fois dans la même journée, auprès des deux témoins que, justement, on se plaît à opposer : Boissieu et Massu.
Tout le débat roule sur la façon dont il s'y est pris. Curieusement ce fut, les deux fois, la même : il n'y a que l'interprétation qui diffère.
Quand Boissieu pénètre dans le bureau du Général vers 10 heures 30, son beau-père lui dit : « Tout s'écroule, le gouvernement s'effondre, il n'y a plus d'État, on cherche à me trahir, les communistes vont prendre le pouvoir. Tout est foutu ! » En arrivant à Baden, le Général tient exactement le même langage à Massu : « Tout est foutu. »
Au lieu d'interroger froidement, rationnellement, il dévoile son incertitude sur lui-même, et sa certitude de la catastrophe, son immense lassitude, son dégoût. Il donne le contraire de l'image d'un chef.
Ruse ? Le Général n'en est pas à vouloir éprouver la fidélité de son gendre, ni d'un vieux compagnon. Il la sait inébranlable.
Comédie ? Mais le meilleur comédien n'est pas insincère. Il se laisse envahir par son rôle. Quand de Gaulle donne l'impression de la défaillance, de l'effondrement, il en vit effectivement, émotionnellement, toutes les affres. En un sens, c'est avec lui-même qu'il joue, et il joue gros.
Le témoignage de Tricot est intéressant. À 9 heures 30, le Général l'appelle brusquement pour décommander le Conseil.
« Je suis fatigué, je ne suis pas en état de conduire le Conseil des ministres, et cela se verra. » Il est dans un état physique et psychique dont il est lui-même humilié et dont il éprouve le besoin de s'excuser. Mais quand
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