C'était De Gaulle - Tome I
poussions des cris d'admiration ? Ou s'arrange-t-il pour prévenir une de ces remarques saugrenues qui naissent dans l'esprit d'un convive pris de panique devant un blanc de la conversation : « L'Élysée a vraiment des ustensiles démodés, vous pourriez demander au Mobilier national de vous changer ces chandeliers » ? Peut-être veut-il simplement s'excuser auprès de nous de leur mauvais goût.
Quand nous nous levons, l'aide de camp me dit à l'oreille : « C'est lui qui nous les a fait chercher, on les a sortis du placard. Mme de Gaulle n'y avait pas pensé ; ou alors, elle n'en avait pas voulu. C'est extraordinaire qu'il se souvienne de détails pareils ; ça aurait dû être notre travail. Il nous donne au moins une leçon par jour. Sans en avoir l'air. Sans peut-être se rendre compte qu'il nous les donne. »
« Monnet fait un très bon cognac. Malheureusement... »
Ike raconte qu'il est en train d'écrire ses Mémoires de Président :
« Je peine. Et je n'en suis encore qu'à mon premier tome.
GdG. — Je vous comprends. Moi aussi, je peine toujours pour écrire. Je me donne un mal de chien. Surtout des Mémoires. Ce n'est pas un exercice facile. On doit surplomber. On ne peut dire les choses dans le détail. Il faut choisir ; il faut ramasser. Un mémorialiste n'est pas un chroniqueur. Et puis, quand on écrit sur les hommes, on ne peut pas raconter tout le mal qu'on pense d'eux. Surtout s'ils sont vivants. Pourquoi les affliger? D'ailleurs, tant qu'il leur reste du temps à vivre, tous les retournements sont possibles, il ne faut jamais insulter l'avenir.»
Je ne suis pas sûr qu'Eisenhower ait compris la traduction, ou qu'il ait suivi ce raisonnement un peu subtil. À moins qu'il veuille être gentiment provocant, en évoquant quelqu'un dont il ne souhaiterait pas qu'on insulte l'avenir... et le voici qui parle avec effusion de Jean Monnet :
GdG, froidement : « Il fait un très bon cognac. Malheureusement, cette occupation ne lui suffit pas ! »
Ike ne se laisse pas décourager : « Je suis en train de lire le livre que Schoenbrunn a écrit sur vous. »
Encore une gaffe... Comme cette évocation vient à propos, après l'émission que notre télévision a consacrée quinze jours plus tôt à Schoenbrunn, et pour laquelle le Général m'a fait de vifs reproches, oralement et par écrit 2 ! Il n'apprécie visiblement ni Schoenbrunn, ni ce livre, ni que Ike daigne le lire. Il ne relève pas, mais change un peu brusquement de sujet et revient sur l'attitude des fâcheux dans la rue. Ça ne lui ressemble pas : quand un thème a déjà été abordé, il l'élimine ; cela fait partie de l'ordre qu'il s'impose. Mais, dans son désir de ne pas rester sur Schoenbrunn, il n'a dû rien trouver d'autre, pour faire diversion, que de revenir au sujet précédent.
« Les gens qui vous pressent, c'est infernal »
« Les gens qui vous entourent, qui vous pressent dans la rue, c'est infernal. Nous n'allons plus à l'église à Colombey. S'il n'y avait que les gens du village, tout irait bien, ils sont très gentils et très discrets. Mais il vient des gens de partout, qui nous attendent dès l'aurore après avoir passé la nuit Dieu sait où. Alors, nous nous sommes fait aménager un oratoire à La Boisserie. Nous en avons fait aménager un autre à l'Élysée. »
Bizarre. Le Général ne supporte pas d'être entouré de gens qui lui veulent pourtant du bien, puisqu'ils sont venus de loin pour avoir le bonheur de l'apercevoir un instant ; et dans ses tournées, il se jette dans la foule pour serrer des centaines de mains de badauds inconnus. Il n'admet pas qu'on l'aborde, et raffole d'aborder les autres. C'est sans doute qu'il tient absolument à séparer ses deux identités, Charles et de Gaulle : le simple particulier ne veut pas être dérangé dans sa vie privée ; l'homme d'État qui incarne la France se régénère au contact des Français...
Ike répond : « La célébrité a ses contraintes.
GdG. — On est prisonnier. Partout on est reconnu, on est épié. Être chef d'État, c'est tomber dans une souricière. Au moins, chez nous, à Colombey, il y a de hauts murs, personne ne nous voit. Mais l'Elysée, c'est une caserne aux portes ouvertes. Ouvertes pour tout le monde, moi excepté. Les gens vont et viennent comme s'ils étaient chez eux.
Mme de Gaulle (en écho adouci). — Tout le monde y est chez soi, sauf nous.
Eisenhower. — Vous allez prendre des vacances ?
GdG. — Nous partons tout à
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