C'était De Gaulle - Tome I
l'heure pour Colombey et nous y resterons quinze jours.
Eisenhower. — Que faites-vous, quand vous êtes dans votre village ?
« Tant que je n'écris pas, je ne pense pas vraiment »
GdG. — Je me promène en forêt, une de ces grandes forêts qui nous ont été léguées intactes par la Gaule et le haut Moyen Âge. Elles sont de plus en plus rares. Les moines, puis les paysans se sont mis à déboiser à tour de bras... Les hautes futaies élèvent l'esprit, et la marche le met en mouvement. Quand je rentre dans notre maison, je n'ai plus qu'à écrire. Tant que je n'écris pas, je ne pense pas vraiment. »
Je parierais qu'il songe au héros de Daudet, Numa Roumestan, qui affirmait : « Quand je ne parle pas, je ne pense pas.» C'étaitle modèle du verbo-moteur, tandis que de Gaulle est le prototype du grapho-moteur. C'était aussi le symbole de ce que de Gaulle déteste le plus : le politichien méridional, hâbleur, démagogue, à la faconde intarissable.
Ike : « Comment vous rendez-vous à Colombey ?
GdG. — Depuis l'attentat de Pont-sur-Seine 3 , on a établi trois itinéraires ; c'est l'aide de camp de service qui choisit au dernier moment. Je les laisse faire à leur guise. La seule chose que je leur demande, c'est que le trajet ne prenne pas plus de trois heures. Depuis peu, nous avons essayé un nouveau système, voiture, avion, voiture.
Mme de Gaulle. — Il paraît que, pour la sécurité, c'est ce qu'il y a de mieux 4 .
Ike. — L'hélicoptère, vous n'avez pas essayé ?
GdG. — Peut-être qu'on s'y mettra, à partir d'Issy-les-Moulineaux ; ça réduirait la longueur des trajets en voiture.
« On aurait pu rêver mieux »
Mme de Gaulle. — Un médecin pédiatre américain qui vient en France a demandé à visiter la fondation Anne de Gaulle 5 . Depuis que, dans un journal, on m'a fait dire sur cette fondation des choses que je n'avais jamais dites, je refuse qu'on y entre. »
Comme si l'Amérique entière devait être blessée de cette rebuf fade, Mme de Gaulle s'en excuse auprès d'Eisenhower, que ce petit incident laisse résolument indifférent.
En restant assis, le Général lève son verre en l'honneur d'Eisenhower « qui a réussi à se faire apprécier de ses adversaires autant que de ses amis ». Celui-ci répond en portant un toast sans brio, mais plein de chaleur : « Au général de Gaulle, auquel, dans ses fonctions successives, le monde libre doit tant. »
Au café, pendant que les dames font un rond, de Gaulle montre à Eisenhower le « Salon d'argent ».
GdG : « On l'appelle ainsi à cause de la couleur de ses lambris et de sa tapisserie. C'est là, sur cette table, que Napoléon I er a signé son abdication, la seconde, le 22 juin 1815, quatre jours après Waterloo. C'est le seul acte vraiment historique dont l'Elysée ait été le théâtre. On aurait pu rêver mieux. »
Il ajoute, après un silence : « Le mois de juin a rarement été favorable à nos armes. Mais avec vous, dit-il gracieusement à Eisenhower, juin est redevenu favorable. »
Eisenhower réplique du tac au tac : « Et avec vous, juin est redevenu un bon mois pour l'honneur de la France. »
Je n'aurais pas cru Eisenhower capable d'un trait d'esprit aussi rapide. Ils rient tous les deux, aussi contents l'un que l'autre de cet échange à bout portant.
Le Général continue, comme un guide consciencieux : « C'est là que Louis-Napoléon attendait le résultat du coup d'État du 2 Décembre. Cette même petite pièce a vu l'oncle cesser d'être empereur et le neveu le devenir. C'était aussi peu glorieux dans un cas que dans l'autre. Le duc de Morny est venu lui annoncer le plein succès de ce qu'il appelait "une opération de police un peu rude". En fait, il avait assassiné la République. »
Il a bien dit : assassiné. Et on doute que le Général soit républicain ?
« Il y a des vieillards prodiges »
Il montre ensuite un canapé-lit : « C'est là qu'expira le président Félix Faure dans les bras de Mme Steinheil. Vous ne connaissez pas cette histoire ? Un médecin est appelé d'urgence. Il demande à l'huissier : "Le Président a-t-il encore sa connaissance ? — Non, elle vient de sortir par l'escalier de service." »
Ike, qui visiblement ne connaissait ni l'anecdote, ni même l'existence de Félix Faure, rit un peu grassement : « Quel âge avait ce Président ?
GdG. — Il devait avoir la soixantaine.
Eisenhower. — À cet âge, il faut éviter les imprudences. »
Est-ce cette
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