C'était De Gaulle - Tome I
précédons la venue du grand homme.
Le Général, au bout de cinq minutes, sort, suivi du seul aide de camp, pour accueillir Eisenhower sur le perron. Dans notre petit salon, nous nous taisons instinctivement. Personne n'ose rompre le silence. Tant de combats de géants, tant de puissance, de détails minutieusement prévus, d'organisation rationnelle réunis dans une seule main — la main de cet homme qui personnifie le retournement de la guerre, la Libération et la victoire... Sur les visages, se peint le recueillement que produit toujours l'attente d'un moment extraordinaire.
Soudain, la musique de la garde républicaine déchire le silence. Elle rend les honneurs, puis enchaîne les deux hymnes.
De Gaulle a-t-il voulu entourer d'attentions particulières son camarade de guerre — celui auquel il s'est heurté rudement pour exiger que ses commissaires de la République, ses préfets et ses sous-préfets, et non l'administration militaire pour les territoires occupés, gouvernent la France au fur et à mesure de sa libération ; que Paris et Strasbourg soient délivrés par la 2 e DB ; que de Lattre protège Strasbourg, malgré l'ordre qu'il avait reçu de l'évacuer devant l'offensive de von Rundstedt ; que Leclerc aille jusqu'à Berchtesgaden ; que de Lattre signe la capitulation allemande ? Ou bien celui qu'il a retrouvé, voici quatre ans, chef de la nation américaine, quand il est redevenu lui-même chef de la nation française ?
Même pas. Il lui a tout simplement appliqué le protocole, mis au point une fois pour toutes, qu'on réserve à un David Dacko de Centre-Afrique ou à un Souvannah Phouma du Laos. Simplement, alors qu'Eisenhower est devenu un simple citoyen américain en voyage privé, on fait comme s'il était toujours chef d'État, ce qu'on ne ferait sûrement pas pour un Dacko ou unPhouma à la retraite. Ike est définitivement un homme de l'Histoire. On continue donc à le traiter comme tel.
« Vos excuses n'auraient servi à rien »
Présentations. Eisenhower est frais et rose, tel que son iconographie nous l'a fait connaître depuis dix-huit ans sous ses avatars successifs — chef des armées alliées, commandant suprême de l'OTAN, Président des États-Unis. Inchangé. Indestructible. À peine un peu plus chauve. Si simple — et comme timide, dans son costume de tweed gris — qu'on est saisi du contraste entre le respect presque sacré qu'impose sa gloire, et la bonhomie modeste de son comportement. « Mammie » le suit; elle aussi, le teint rose ; grassouillette ; sa mine souriante est permanente, comme on le dit d'une coiffure ; elle a fait ce choix une fois pour toutes.
On passe à table. Aussitôt, il apparaît que les deux protagonistes vont être seuls à parler, comme si tous les autres convives se condamnaient d'eux-mêmes au rôle de comparses. Étienne Burin des Roziers se contente de traduire — ou, accessoirement, moi.
Étrange : de Gaulle a passé trois ans de guerre à Londres et il répugne toujours autant à parler anglais. Ce n'est pas par incapacité : avec sa mémoire phénoménale, c'eût été un jeu d'enfant de s'y mettre. Mais, dans la position de faiblesse où il se trouvait, c'eût été accentuer sa faiblesse que de se hasarder à utiliser — mal, en tout état de cause — la langue de ses hôtes, rivaux éternels et à ce moment-là dominants.
Eisenhower rappelle la conférence au sommet qui s'était tenue, en ce même palais de l'Élysée, la dernière fois qu'il y est venu, deux ans plus tôt, en mai 1960. « Devant vous et Macmillan, Khrouchtchev s'était lancé dans une diatribe violente contre moi. »
Attentif et galant, il explique, en se tournant vers les dames, qui, dans son esprit, ne doivent, bien entendu, rien savoir ni rien comprendre :
« C'était à cause de l'avion U2 qui avait été abattu quelques jours plus tôt en Ukraine. Depuis plusieurs années, ces avions d'observation survolaient à très haute altitude le territoire soviétique — de la Turquie jusqu'à la Norvège. Ils l'avaient fait des centaines, peut-être des milliers de fois. Les Soviétiques, qui ne pouvaient pas l'ignorer, n'avaient jamais protesté ni bougé. Et ils ont choisi la veille de la conférence de Paris tant attendue, pour abattre un de ces avions. C'était le meilleur moment pour leur propagande. Ils sont vraiment des maîtres pour frapper l'opinion mondiale en mettant les choses en scène à leur façon.
« En face de nous trois, Khrouchtchev
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