C'était De Gaulle - Tome I
Nous dînons à la préfecture. À Roger Frey, qui souligne le contraste entre l'agitation des milieux politiques parisiens et la sérénité provinciale, il répond : « Vos soi-disant observateurs et commentateurs ont une optique faussée ; le peuple a davantage de bon sens. » « Il est quand même bien content, me dit Roger Frey à l'oreille, de vérifier que la France lui est toujours fidèle. »
« Le seul endroit où je n'aie pas à répondre »
Dimanche matin 20 mai, discours sur la place de l'Hôtel de Ville à Limoges. Puis, grand-messe à la cathédrale. Le Général est placé dans le chœur. Il ne communie pas : il doit penser que, comme chef d'un État laïque, il ne peut se permettre en public un acte personnel de dévotion.
Quand nous sommes de retour à la préfecture, il nous dit : « J'aime bien ces messes. C'est le seul endroit où je n'aie pas à répondre au discours qu'on m'adresse.»
L'après-midi, nous montons dans la micheline présidentielle qui a servi à Auriol et à Coty — peut-être même à Lebrun. À peine roulons-nous dans la campagne, que le colonel de Bonneval ouvre la porte de notre compartiment :
« Messieurs les Ministres, dit-il gaiement, le Général veut vous voir successivement, dans l'ordre du tableau.
— La barbe, dit Roger Frey.
— Qu'est-ce qu'on va pouvoir lui dire ? » répond Bokanowski.
Tous deux me déniaisent : « Vous verrez, il ne dit rien, c'est terrifiant, on va de silence en silence. Au bout de cinq minutes, vous n'avez qu'à repartir. On se demande pourquoi il sacrifie à ce rite, puisqu'il n'a rien à vous dire.»
Frey s'exécute. Bokanowski, avant de lui succéder, ne cache pas son anxiété. J'essaie de préparer un interrogatoire appropriéà la circonstance : si étendu est son clavier, mais si rigoureuses les règles pour en animer les touches.
« Ça va, dit Bokanowski en revenant, soulagé ; il est de bon poil. »
Gaston de Bonneval m'a prévenu : en train, en voiture ou en avion, « le Général s'ennuie. Il ne lit pas, les tressautements fatigueraient sa vue. Il aime bien causer. Mais il ne fait aucun effort. Celui qui arrive sans avoir rien à dire est aimablement congédié au bout de quelques minutes. Il faut sans cesse entretenir la conversation, comme on entretient un feu en mettant des bûches dans la cheminée. »
« Si je n'avais pas tendu la main aux communistes... »
Le Général m'interroge sur mes impressions à propos du voyage en Limousin qui s'achève. Je réponds brièvement (quel intérêt ?). Aussitôt, je le questionne sur les communistes, qui y sont chez eux. Comment a-t-il pu faire alliance avec eux, pendant la guerre ?
GdG : « Grenier est venu à Londres me proposer leur ralliement. Vous savez, j'ai longtemps pesé le pour et le contre. Je voyais bien que ça comportait plus d'un inconvénient. Je risquais de les revigorer, alors qu'ils s'étaient déshonorés en 39-40. Il y avait ceux qui s'étaient solidarisés avec Moscou après le pacte germano-soviétique ; ils avaient été rejetés par la nation et même déchus de leurs mandats parlementaires par la Chambre du Front populaire. Il y avait ceux qui s'étaient désolidarisés de Moscou, mais qui avaient ensuite flirté avec Pétain. Il y avait ceux qui avaient demandé aux Allemands, après l'armistice, l'autorisation de faire reparaître L'Humanité...
« Et puis, je risquais de faire peur aux modérés, qu'il fallait bien rallier au gouvernement provisoire, même s'ils avaient soutenu Pétain. Il fallait que la Libération soit un élan d'union nationale. La droite nationale risquait d'être effarouchée par cette alliance d'opportunité (il n'a pas dit : opportuniste). On pouvait perdre d'un côté ce qu'on aurait gagné de l'autre.
« Mais en face, les avantages étaient tellement plus importants ! Nous allions pouvoir unifier la Résistance. Nous allions éviter que des maquis rivaux se combattent. Nous allions coordonner les actions au moment de la Libération. Nous allions instaurer notre autorité à mesure que les troupes alliées avanceraient. Nous pourrions faire rentrer les communistes dans le rang, s'ils avaient des velléités de rébellion. Nous allions posséder une carte maîtresse en face des Américains. Nous allions pouvoir tenir l'équilibre entre les alliés de l'Ouest et ceux de l'Est.
AP. — Est-ce que votre conflit avec Giraud ne vous a pas incité à accepter l'alliance des communistes ?
GdG. — Mais non, quelle idée ?
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