C'était de Gaulle - Tome II
L'agriculture française n'est pas à la hauteur de notre temps.
« Nous avons adopté la loi d'orientation agricole il y a trois ans. L'applique-t-on ? Pas vite ! Partout où je passe, j'entends parler de remembrements qui ne se font pas, d'exploitations qui ne fusionnent pas. L'état d'esprit des paysans est le suivant : "On est là comme on peut, on y reste comme nos parents y étaient avant nous, et que l'État nous fasse vivre."
AP. — Pour le lait, nous allons vers la crise ?
GdG. — Le lait, qu'est-ce que c'est ? Un tas de petits bonshommes qui vivent sur le pis de leurs vaches et qui ne peuvent pas vivre autrement. Après tout, ce n'est pas si difficile de traire une vache, de la conduire au pâturage ou de lui donner du foin. Il est plus difficile de s'adapter à des tâches nouvelles, qui correspondent à notre temps.
AP. — Vous prévoyez des difficultés avec les dirigeants ?
GdG. — Les dirigeants sont de gros exploitants, qui sont organisés pour vivre très bien. Ils profitent de la misère des petits paysans pour faire monter les prix, et empocher les bénéfices. Les petits suivent, bien sûr. Les dirigeants vont-ils s'engager ferme pour le même prix du lait pendant un an ? Moi, je veux bien, mais j'en doute. Ces types-là sont de grands bourgeois qui ne peuventrésister à la pression de la masse, pas plus qu'aucun grand bourgeois. Il est indispensable que la profession agricole prenne l'engagement public de s'en tenir au prix de 37 francs 20 pour l'année.
« Annoncez donc que, le gouvernement ayant pris ses décisions, toute agitation conduirait les meneurs en prison. L'ordre public sera maintenu. C'est un problème d'attitude et de langage. (Il me culpabilise d'avance.)
« Les ministres sont des veaux, l'État est servi par des veaux »
AP. — L'idée d'une réunion annuelle est originale.
GdG (sarcastique). — Quel inconvénient à ce qu'on les voie une fois par an, puisque Pisani les voit tous les jours ? Mais s'ils disent auparavant qu'ils vont barrer les routes, il sera impossible de tenir cette réunion.
« En réalité, la réorganisation qui a été décidée n'avance pas. L'inertie des agriculteurs et de leurs organisations est énorme. Ils n'évoluent que si on les y oblige.
« Si les meneurs syndicalistes provoquent de l'agitation, ils passeront devant la justice. Dites-le bien. Si des troubles locaux devaient intervenir, le gouvernement sévira avec la plus grande énergie.
AP. — Je veux bien, mon général, mais l'an dernier, vous m'aviez déjà chargé de dire la même chose, et pourtant les tracteurs ont barré les routes et on ne leur a rien fait.
GdG (accablé). — C'est vrai, vous avez raison. (Il se reprend.) Mais pourquoi ? Parce que les gendarmes sont des veaux, les préfets sont des veaux, les ministres sont des veaux, l'État est servi par des veaux. »
Personnellement, je n'ai jamais entendu le Général comparer nos compatriotes à cet animal indolent. Peut-être l'a-t-il fait devant d'autres interlocuteurs. En tout cas, la comparaison n'était pas réservée aux Français. Ceux qui étaient censés leur commander étaient exposés, pour leur pusillanimité, à la même colère gouailleuse.
Chapitre 9
«ET LES GARDES MOBILES REGARDENT DIGNEMENT CES DÉSORDRES »
Juin : après le lait, les légumes et le vin. C'est le mois des tensions sur ces marchés fragiles — et l'agitation alimente les journaux en incidents spectaculaires.
Matignon, conversation avec Pompidou, 24 juin 1963.
Pompidou : « De 1954 à 1962, un agriculteur sur quatre, selon l'INSEE, a quitté la terre ; donc les revenus agricoles, au lieu d'être distribués à 100 agriculteurs, sont distribués à 75 ; donc, chacun est plus riche d'un quart, à revenu égal ; or, en plus, le revenu a fortement augmenté. Dites-le bien, ne comptez pas sur Pisani pour le dire. »
« Depuis le temps que les Bretons piaillent, pourquoi n'a-t-on pas organisé quelque chose ? »
Conseil du mardi 25 juin 1963.
Pisani: « Il faut comprendre pourquoi les paysans s'agitent. Un exemple : les pommes de terre leur sont payées 0,80 F, et vendues 1,80 F à la ménagère. Ce n'est pas acceptable. Le problème commercial est grave, car il affecte une vaste population de petits commerçants de proximité.
« Enfin, il y a le problème de l'Algérie. Alors que nous nous protégeons contre tous, même contre nos partenaires du Marché commun, nous ne nous protégeons pas contre l'Algérie. »
Pompidou
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