C'était de Gaulle - Tome II
proclamée française, parce que le peuple musulman n'avait pas fondu dans le creuset. Aujourd'hui, sans l'Algérie, la France se retrouve le modèle des États-nations. Les Etats-Unis sont une puissance, la plus grande, mais ils ne sont pas une vraie nation. »
De Gaulle supporte d'autant moins l'hégémonie des États-Unis, que la société américaine lui paraît frappée d'un vice de légitimité. Pour lui, ces États sont unis, la société ne l'est pas ; elle a ses colonies intérieures.
1 Union pour la Nouvelle République, le nom d'alors du mouvement gaulliste.
2 Étienne Burin des Roziers, ambassadeur, secrétaire général de l'Élysée.
3 Ministre des Rapatriés.
4 John Birch Society, groupe de pression raciste et anticommuniste, créé en 1958.
5 Robert Kennedy, frère du Président, est ministre de la Justice.
6 Journaliste américain. Voir tome I, p. 494-495.
Chapitre 7
« IL FAUT LAISSER À CE TYPE LE TEMPS DE COMPRENDRE QUELQUE CHOSE »
Salon doré, après le Conseil du 27 novembre 1963 (suite).
Le Général, aujourd'hui, est causant comme il l'est rarement.
AP : « Avez-vous l'intention de vous rendre aux États-Unis au printemps prochain ?
GdG. — Non, ou en tout cas, je veux me laisser le temps de voir.
AP. — Pourtant, Johnson a bien déclaré que vous étiez d'accord ?
« Johnson, le pauvre diable, veut se faire couronner »
GdG. — Bien sûr. Il veut créer le fait accompli. Le pauvre diable, il veut se faire couronner ! (Rire, comme souvent ambigu : il rit de Johnson, et de cette énormité.) C'était déjà un peu le cas pour Kennedy, qui avait besoin, dans l'année électorale, que j'aille le voir. Il me faisait demander à cor et à cri de venir. Tant que je n'étais pas allé le voir, c'était une sorte d'hypothèque qui pesait sur sa politique. Une rencontre ayant le même caractère, une visite de travail, est souhaitable avec Johnson : deux jours pour passer en revue les grandes questions.
AP. — À Washington ?
GdG. — La mort de Kennedy change les données du problème. Ça rend plus indiqué qu'il y ait des consultations par la voie diplomatique pour préciser le lieu et les modalités.
AP. — En février, comme vous aviez prévu pour votre rencontre avec Kennedy ?
GdG. — Il faut laisser à ce type le temps de s'installer, de comprendre quelque chose aux questions ; ça ne lui sera pas si facile. Et puis, il faut qu'il reçoive lord Home (le Général ne dit pas Sir Alec 1 ), et Erhard 2 , puisque ces deux-là se croient obligés de courir le voir. Et puis il aura à traiter des histoires de tous calibres : Amérique latine, monde soviétique. Tout ça fera bien des rencontres et des conférences. Alors, je serais surpris que nous puissions nous voir en février. Je ne suis pas pressé.
AP. — Plus on avancera dans l'année, plus ce sera difficile pour lui, à cause de la proximité des élections.
GdG. — Il trouvera toujours un moment, parce que justement, c'est important pour ses élections. Vous savez, je l'ai mesuré au cours de mon voyage, ça compte, la France en Amérique. Un Président des États-Unis ne peut pas se présenter aux élections en ayant l'air de s'être isolé de nous.
(Gros rire. Je ris aussi, alors que d'habitude je m'abstiens : il n'aime pas — et moi non plus — les attitudes complaisantes, qu'il taxe de veulerie ou d' approbationnisme . Mais cette fois, je ne peux m'empêcher de trouver désopilante l'idée que le Président des États-Unis s'isole de la France, alors que l'opposition reproche précisément à de Gaulle de s'isoler des États-Unis. Il y a dans cette inversion le même orgueil, mâtiné d'humour, que dans le célèbre titre du Times : "Tempête sur la Manche — Le continent est isolé".)
AP. — Et c'est plus important pour Johnson que pour Kennedy ?
GdG. — Évidemment ! Johnson n'est pas sûr d'être élu l'an prochain. Vous parlez, si Nixon 3 et Rockefeller font leur publicité du fait que je les ai reçus à déjeuner ! C'est pour ça que Kennedy tenait tant à cette rencontre et c'est pourquoi Johnson a tout de suite clamé que j'irais le voir à Washington. Ça a été le premier acte de sa vie officielle. Il était trop heureux de pouvoir se valoriser.
AP. — Vous ne croyez pas que c'est un simple malentendu ? Il ne comprend pas le français...
GdG. — Ta, ta, ta ! Il a très bien compris. Il n'a pas voulu comprendre. Il a fait la bête. Il m'a dit exactement ceci : "Votre visite de février
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