C'était de Gaulle - Tome II
pour laquelle je ne me sentirai pas les forces nécessaires. »
A-t-il bien employé le conditionnel, ou le futur : je ne me lancerais pas... je ne me sentirais pas ? Il ne fait pas de distinction phonétique. Je n'ose lui poser la question.
Pompidou: « Le Général a beaucoup trop d'orgueil... »
Matignon, le lendemain, 12 juin 1963, avant que nous ne prenions place devant la table drapée, je glisse à Georges Pompidou que le Général m'a fait des confidences sur sa succession. Il m'entraîne, l'air tendu, dans un coin de la fenêtre à l'abri du rideau, et baisse la voix. Il demande à ses collaborateurs de s'asseoir et de commencer à travailler. Je lui résume les propos du Général. D'abord, il a un tressaillement, une anxiété ; il doit se demander : « De quoi s'est-il mêlé ? » Mon récit le rassure. Il me répond :
« Il est bon de continuer à laisser entendre que le Général se représentera, cela évite qu'on puisse penser que le régime va s'ef fondrer et que la place est à prendre. Il faut laisser entendre que ça va presque de soi — continuité de l'action, tâches gigantesques entreprises, etc. Sinon, un état d'esprit semblable à celui que nous avions connu avant les élections de novembre dernier se développerait. Les leaders de la IV e croiraient leur tour arrivé. Les fonctionnaires prendraient des assurances avec les candidats supposés,etc. D'ici un an, la situation serait tellement pourrie qu'on ne pourrait plus rien faire en France.
« Le thème à développer : de Gaulle s'identifie à la France, il ne pourra pas la laisser à elle-même si elle est en difficulté. Tel ou tel proche du Général — moi ou un autre — préférerait toujours, par gaullisme et par patriotisme, s'effacer devant le Général et le pousserait de toutes ses forces à se représenter, s'il y avait une hésitation du Général. »
Matignon, 5 septembre 1963.
L'été a passé. Avant notre réunion matinale, Pompidou, me prenant à part, revient sur le sujet et gomme ce qu'il m'avait dit :
« Il ne faut pas faire de l'intox. La meilleure solution est de se draper dans un certain mystère.
« Qui peut dire ce qui se passera dans plus de deux ans ? Si le Général est en mauvaise santé, il ne voudra pas repiquer pour un septennat. Si tout va bien, il sera sans doute content de partir en beauté... Donc, on ne peut rien assurer à l'avance.
« Je suis moi aussi convaincu que le Général se sentira le goût de continuer, mais ne se représentera en 1965 que s'il est assuré de pouvoir tenir le coup jusqu'en 1972. Pour la vice-présidence, il a beaucoup trop d'orgueil pour accepter de mêler son nom au mien, ou à celui de Debré, ou de Chaban-Delmas, ou d'un autre.
« De même, il finira certainement son septennat, mais il n'est pas inutile de laisser croire qu'il va peut-être brusquer les choses. Cela jette le désordre dans le camp des adversaires. Je sais de façon sûre (je devine ce qu'il veut dire) que les socialistes et les communistes se sont mis d'accord pour présenter Defferre comme candidat unique. Mais je sais aussi que Mitterrand se présentera de toute façon, et d'autres encore. Dans ces conditions, conclut Pompidou, même Prelot 3 réussirait à passer! Il faut donc laisser l'incertitude planer. »
La conclusion est la même que trois mois plus tôt — « cultiver l'incertitude ». Mais on sent mieux qu'il veille autant à préserver ses propres chances qu'à protéger la liberté du Général. C'est son double devoir.
Arrivant à Matignon, il me disait : « Je laisserai ma place à un professionnel dans onze mois au plus. » Seize mois ont passé, et c'est déjà à la place suprême qu'il songe.
1 Le communiste Balmigère vient d'être élu député à Béziers par une coalition des partis contre le candidat gaulliste Valabrègue (voir p. 169).
2 « Ceux qu'il veut perdre, Jupiter commence par les rendre fous. »
3 Professeur de droit, spécialiste des questions constitutionnelles, le recteur Prelot était l'une des éminences grises du RPF et son nom était parfois avancé pour la succession gaulliste.
Chapitre 2
«LE COMTE DE PARIS N'A PAS LA MOINDRE CHANCE »
Un article à sensation de Jean Ferniot 1 a servi de prélude à une campagne de presse sur la candidature du comte de Paris à la succession du général de Gaulle ; lequel, par ce biais, se proposerait de restaurer la monarchie. Depuis lors, toute la classe politique a en tête cette hypothèse ; elle est
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