C'était de Gaulle - Tome II
va être un coup terrible pour le Général. Il faut que je l'appelle. »
Il demande à Joxe et à moi de rester : « Ça va être une des conversations les plus pénibles de ma vie, nous dit-il. Je vous appellerai peut-être en renfort. » Il demande à Anne-Marie Dupuy de condamner sa porte et de venir lui donner la communication de Colombey, pour que le Général n'ait pas à attendre.
Le Général est au bout du fil, Pompidou parle sur ce ton d'extrême douceur qu'il sait prendre quand il joue son rôle de soigneur.
« Mon général, les résultats presque au complet sont là. Ils signifient que vous allez être mis en ballottage avec 44 ou 45 % des suffrages exprimés. Nous sommes déçus, évidemment. Nous espérions que vous passeriez au premier tour. Mais ça n'a rien de dramatique. Il est exclu que les 55 ou 56 % qui se sont dispersés entre les cinq opposants se regroupent sur un seul. Ces oppositions sont trop hétéroclites. Les 15 % de Lecanuet devraient se reporter sur vous à plus de la moitié, probablement aux deux tiers ou aux trois quarts. De même, les voix de Marcilhacy et de Barbu. Seuls les électeurs de Tixier-Vignancour vous détestent suffisamment pour voter au second tour pour le candidat des communistes. Jamais Mitterrand ne rassemblera, en plus de ses voix du premier tour, les 17 % qui lui manquent pour atteindre les 50 %. »
Entre chacune de ces phrases, Pompidou s'arrête pour laisser au Général le temps de réagir. Mais le Général reste obstinément muet. Dans un dernier effort, Pompidou conclut :
« Nous devons nous battre dans les quinze jours qui viennent, mais le résultat ne fait absolument aucun doute. »
Le Général n'a apparemment pas repris la parole, sauf quand Pompidou, inquiet de ne pas l'entendre, profère un « Allô ? », ou « Mon général ? », ou « M'entendez-vous ? » De guerre lasse, le Premier ministre finit par dire :
« Je vous passe Joxe, qui est à mes côtés avec Peyrefitte. »
Joxe a plus de succès, puisque le Général se décide à parler.
« Mais non, mon général, comment voulez-vous que les électeurs de Lecanuet, en tout cas la majorité d'entre eux, mêlent leurs votes à ceux des communistes ? »
On perçoit des nasillements. Au bout d'un moment, Joxe reprend : « De toute façon, vous n'avez pas d'autre choix que de rester pour le second tour 1 . Si vous vous retiriez, vous assureriez l'élection de Mitterrand, qui n'aurait rien de plus pressé que de jeter bas tout ce que vous avez réalisé ou entrepris. »
« Je ne vois pas comment les 56 % qui ont voté contre moi vont pouvoir se déjuger »
À bout d'arguments, Joxe me passe le combiné.
« Mon général, la majorité des Français pensaient comme nous que vous alliez passer haut la main au premier tour. Mais on ne tenait pas assez compte de la brutalité de la campagne, où vous avez été attaqué par les cinq autres candidats sans pratiquement faire campagne vous-même. »
Il m'interrompt, avec une lassitude extrême : « Je ne vois pas comment les 56 % qui ont voté contre moi aujourd'hui vont se déjuger dans deux semaines.
AP. — Mais justement, c'est la logique de notre scrutin à deux tours. "Au premier tour on choisit, au second tour on élimine." Au premier tour, sachant que c'était sans danger, chacun a choisi selon sa famille habituelle ; on a voulu exprimer un mécontentement, et il y a toujours des sujets de mécontentement. Au tour décisif, il n'y aura plus que vous et Mitterrand. Les Français élimineront celui qui leur paraîtra le moins apte à assurer l'intérêt national. »
Le Général ne me répond que par quelques mots indistincts, que je n'ose pas lui faire répéter. Il clôt par un bref « Bonsoir, je vous remercie bien ». Il raccroche.
Un peu plus tard dans la soirée, Burin m'informe qu'il vient d'avoir à son tour le Général. Il craint beaucoup que celui-ci refuse de revenir de Colombey et se retire de la compétition. « Il est abattu à un point que vous n'imaginez pas. »
Comment remonter le moral du Général ? Me revient à l'esprit une note de François Goguel, en octobre 1962. Le Général était effondré parce que les 62 % des suffrages exprimés, qui ontapprouvé l'élection populaire du Président, ne représentaient en fait que 47 % des inscrits. Goguel avait démontré que dans une élection, il y a un nombre d'abstentions incompressible (malades, impotents, femmes en couches, vieillards, voyageurs, morts non radiés,
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