C'était le XXe siècle T.1
silence absolu. Moro-Giafferi ronge son frein : qu’est-ce donc que Landru peut bien confier à Navières du Treuil ? Cela doit être diablement important. Un peu vexé, « Moro » – comme chacun l’appelle au Palais – se demande pourquoi ce n’est pas à lui que Landru s’est adressé. Un signe d’assentiment du jeune avocat. Un léger sourire de Landru qui déclare qu’il en a fini. La petite foule reprend sa marche vers la guillotine.
Au comble de la curiosité, Moro-Giafferi chuchote à l’adresse de son collaborateur qui l’a rejoint :
— Mais qu’est-ce qu’il a dit ?
Réponse de Navières du Treuil, très digne :
— Excusez-moi. Landru m’a fait jurer de n’en rien révéler à personne (28) .
Quand le couperet tombe, il est 6 h 5.
Un doute ?
Depuis la mort de Landru, on n’a pas revu une seule de ses « fiancées ». Aucune des femmes citées dans le fameux carnet n’a jamais reparu. La menace de Moro-Giafferi a fait long feu.
Pour ceux qui ont étudié l’affaire comme pour les jurés qui l’ont condamné, la culpabilité de Landru demeure évidente. Ce qui manquait, néanmoins, c’étaient ses propres aveux. Jusqu’au bout, Landru a nié. Quand on le mettait face à l’évidence, il répétait imperturbablement :
— Montrez-moi les cadavres !
Il aura fallu attendre soixante-deux ans. Et voici que Henri-Désiré Landru, par-delà la tombe, va proférer enfin devant nous ces aveux auxquels, de son vivant, il s’était refusé si obstinément !
Un matin de mai 1984, on m’appelle au téléphone : au bout du fil, Robert Badinter. Ma surprise est d’autant plus grande que je n’ai pas l’honneur de connaître le garde des Sceaux. Bien sûr, je n’ignore rien du talent de l’avocat et des préoccupations du ministre. Comment pourrais-je prévoir que c’est du sire de Gambais qu’il veut m’entretenir ?
— J’ai vu et apprécié votre émission sur Landru, me dit-il. Or, il y a quelque temps, je visitais en Autriche la maison de Freud. À ceux qui étaient mes guides, j’ai dit mon étonnement que le père de la psychanalyse ne se soit pas intéressé davantage aux pulsions qui font de certains êtres des assassins. On m’a répondu que Freud, semble-t-il, aurait consacré à Landru quelques travaux. De retour à Paris, j’ai demandé que l’on me communique le dossier Landru. J’avoue qu’il a fallu des semaines avant que l’on puisse remettre la main sur ces liasses d’archives, étrangement enfouies, au fond d’un placard de la cour d’appel de Versailles, dans deux cartons à chapeau enveloppés de vieux papiers : c’est même ce qui m’a donné l’idée de créer une Commission permanente des archives et de l’histoire de la justice à laquelle j’ai assigné pour rôle de prendre les mesures qui permettront d’assurer la conservation de ces archives. Et puis je me suis plongé dans le dossier Landru. Passionnant ! Je n’ai pu m’empêcher d’entretenir un magistrat du Conseil supérieur de la magistrature de mes investigations. Celui-ci m’a dit se souvenir d’un dessin de Landru, dont maître Navières du Treuil lui avait parlé autrefois. Un dessin qui aurait contenu la clé de toute l’affaire. J’ai fait prendre contact avec la fille de cet avocat. La photographie du dessin est présentement sur mon bureau. Je vous la fais envoyer dès aujourd’hui. Je voulais que vous soyez averti le premier de ce que j’annoncerai tout à l’heure à la presse : nous détenons maintenant les aveux de Landru.
En avril 1919, le lieutenant Auguste Navières du Treuil, trente-huit ans, Limousin aux moustaches conquérantes, à peine libéré de la forteresse d’Ingolstadt où il avait été jeté après avoir été fait prisonnier en 1915, reprend sa robe d’avocat. Dès avant la guerre, il était le collaborateur de Me de Moro-Giafferi. « Moro » l’accueille à bras ouverts, lui annonce qu’un certain Landru vient de le choisir comme défenseur, que l’affaire est peu banale puisque l’homme aurait séduit 283 femmes et supprimé 11 personnes ! À Navières du Treuil, Moro déclare :
— Landru vient d’être transféré de Mantes à Paris, vous allez vous en occuper.
Ainsi le jeune avocat va-t-il faire la connaissance du tueur de dames. Une réelle sympathie va naître entre les deux hommes, celle qui unit souvent le défenseur et son client. Navières du Treuil ne pourra s’empêcher de
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