C'était le XXe siècle T.1
donné la mort. Ilitch et Chabrinovitch iront à leur tour se recueillir sur sa tombe.
Princip rentre chez lui, lit quelques pages de Kropotkine et s’endort. Il dira qu’il a rêvé de la Fédération mondiale des communes libres.
Le lendemain, 28 juin, Chabrinovitch va se faire photographier en compagnie d’un ami. Dès 9 heures, Princip, ayant sur lui sa bombe et son revolver, s’est porté sur le quai Appel. Les autres prennent position. La foule grossit peu à peu : des curieux qui veulent à tout prix apercevoir l’archiduc.
On n’a pris que peu de précautions. Trop peu, dira-t-on à Vienne. Sur le parcours, on n’a placé que cent vingt policiers. Il y a 70 000 hommes de troupes dans les environs de Sarajevo.
Il est 10 heures du matin quand, en copagnie de Sophie, François-Ferdinand arrive à la gare de Sarajevo. Ce qui frappe, c’est la sérénité de l'archiduc. À cette foule qui l’attend, il apparaît sanglé dans l’uniforme de cérémonie de la cavalerie autrichienne : tunique bleue, col montant frappé de trois étoiles, chapeau à plumes vert pâle, pantalon à bandes rouges et, autour de la taille, une ceinture d’or terminée par des glands. Il a cinquante ans et il a beaucoup grossi. Il semble que la moustache soit plus agressive encore qu’auparavant. Sophie, elle, est coiffée d’une vaste capeline blanche que prolonge un voile. Elle porte une robe de satin blanc ceinturée de rouge et a jeté sur ses épaules une cape de queues d’hermine. À la main, elle tient un éventail noir fermé.
À la gare, c’est le général Potiorek qui les a accueillis. L’archiduc, son épouse et leur suite vont aussitôt gagner les six automobiles qui les attendent. Dans la première prennent place le chef des policiers préposés à la garde particulière de l’archiduc, ainsi que trois officiers de la police locale. Dans la seconde voiture s’assoient le maire de Sarajevo et le chef de la police de la ville. Dans la troisième s’installent l’archiduc et la duchesse : il s’agit d’une voiture découverte Graef und Stift carrossée spécialement par un spécialiste viennois, avec une capote qui, pour l’heure, est repliée à l’arrière de l’automobile. À l’avant flotte le drapeau impérial noir et jaune bordé de rouge avec, en son milieu, l’aigle autrichienne. L’archiduc est assis à l’arrière, à la gauche de la duchesse. Le général Potiorek a utilisé le strapontin situé en face de François-Ferdinand, cependant que le lieutenant-colonel Harrach est monté à côté du chauffeur. Derrière viennent les trois voitures transportant la suite de l’archiduc.
Le temps est magnifique : un « radieux soleil d’été ». De la foule s’élèvent des vivats où domine le cri traditionnel : « Zivio ! » Sur tout le parcours on applaudit le couple impérial, on jette des fleurs. Certes, les autorités ont multiplié leurs efforts pour amener là le plus possible de partisans de l’Autriche. Et si ce voyage si controversé allait être un succès ? Sophie, très crispée au début, se détend et sourit largement. Elle regarde la rivière dont les eaux étincellent et s’enchante à considérer les minarets blancs des mosquées. Devant elle, sur la hauteur, elle reconnaît, à la fois gracieux et imposant, le sérail de Mahomet II.
Les meurtriers, eux, sont prêts. C’est entre une véritable haie d’assassins que l’archiduc va défiler. En voyant approcher la voiture, le premier volontaire hésite car il s’aperçoit tout à coup qu’un gendarme s’est planté derrière lui. Sauvé, l’archiduc ! Le second hésite lui aussi on ne lui a pas dit que la duchesse serait là. A-t-il le droit de tuer une femme ? Sauvé une seconde fois, l’archiduc ! La voiture est passée. Personne n’a tiré, personne n’a lancé sa bombe. L’un des volontaires dira :
— Au dernier moment, je n’ai pas pu.
Maintenant, le cortège se trouve à la hauteur de Chabrinovitch. De tous les conspirateurs, il est le seul qui n’inspirait pas totalement confiance aux autres. Princip lui-même le trouvait trop bavard, trop léger. Or Chabrinovitch, tranquillement, demande à un policier :
— Dans quelle voiture se trouve l’archiduc ?
— Dans la troisième.
Avec le même étonnant sang-froid, Chabrinovitch sort une grenade à main de sa poche, frappe le détonateur contre un réverbère tout proche. Il sait que douze secondes seront nécessaires.
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