C'était le XXe siècle T.1
lourdes peines de prison.
C’est dans une forteresse que l’on va jeter Princip, Chabrinovitch et Grabez. Ils sont chargés de chaînes, ils subissent un froid intense, on les nourrit à peine. Chabrinovitch mourra le premier, en 1916. Deux ans plus tard, Grabez et Princip, rongés par la tuberculose, le suivront dans la tombe.
Quand, dans l’Europe nouvelle, la Yougoslavie aura été constituée – le rêve de toute leur vie ! – on cherchera leurs corps, on les retrouvera et, célébrés comme les héros de l’unité nationale, on les inhumera en grande pompe.
Aujourd’hui encore, à Sarajevo, une dalle incluse dans le trottoir, là même où se tenait Princip quand il a tiré, porte, gravées dans le granit, les empreintes des chaussures de l’assassin. Une plaque évoque, par une longue inscription en caractères cyrilliques, les circonstances de l’attentat.
Certes, ils ont réussi. Mais à quel prix ?
Aussitôt qu’elle a connu l’événement, l’Autriche a adressé un ultimatum à la Serbie. La Serbie est entrée en guerre. Et puis s’est engagé le jeu implacable des alliances : la Russie contre l’Autriche, l’Allemagne contre la Russie, la France et l’Angleterre contre l’Autriche et l’Allemagne. Vont en découler quatre années de guerre. Et d’abominables souffrances.
La conséquence la plus directe de l’attentat de Princip, Grabez, Chabrinovitch et Ilitch ? Dix millions de morts.
V
Ils ont tué Jaurès
31 juillet 1914
Dans la moiteur d’une journée torride qui s’achève, Jean Jaurès, attablé à sa place familière du café du Croissant, la « cantine » des journalistes à l’angle de la rue Montmartre, finit de dîner. Malgré la nuit tombée, ce 31 juillet 1914, il fait encore si chaud que l’on a laissé ouvertes les fenêtres du café. Jaurès tourne le dos à l’une d’elles, un dos large et puissant. Entre la rue et lui, un rideau pend, immobile.
Il a cinquante-cinq ans, Jaurès. Lui, qui a toujours été rond, a pris maintenant franchement de l’embonpoint. La barbe et les cheveux sont poivre et sel. La fatigue marque son visage trop gris où le sang n’afflue que dans la passion d’un discours ou d’un débat.
L’état-major du journal l’Humanité , qu’il a fondé et qu’il dirige, l’entoure. Sur la banquette, à sa droite, voici Landrieu. En face de lui, Georges Weill. Tout autour, d’autres, huit en tout.
Il est 21 h 40. Tout à coup, une main soulève le rideau derrière Jaurès. Une main qui tient un revolver. Deux coups de feu claquent, à une seconde d’intervalle. Jaurès s’affaisse sur la table, doucement, comme s’il s’endormait. Aussitôt, dans le café, un cri suraigu, celui d’une femme :
— Ils ont tué Jaurès !
Question : qui a tué Jaurès ? Il sera facile d’y répondre. Autre question : pourquoi a-t-on tué Jaurès ? Cette fois la réponse sera moins aisée.
Quand André Malraux, en un discours inspiré, choisit d’évoquer au Panthéon la mémoire de Jean Moulin, il associa au nom du résistant mort torturé ceux de trois autres célébrités qui reposent en ce même lieu : Carnot, le défenseur de la République en l’an II ; Hugo, le grand cri des Misérables ; Jaurès, l’appel souverain à la justice entre les hommes. Et il est vrai que ces trois noms rappellent une certaine idée de la France, ou plutôt de la République, Pierre Nora notait récemment que, dans les villes de France, ce qui domine en fait de places, d’avenues ou de boulevards, ce sont ceux dédiés à Hugo et Jaurès.
Depuis l’extrême jeunesse, depuis son enfance en pays cathare, terre traditionnelle d’opposition, Jaurès est attachant. Né à Castres en 1859, il est le fils d’un Jules Jaurès, commerçant en draps, puis entrepreneur en charrois et qui, ayant d’abord tout raté, s’est fait agriculteur pour enfin ne pas trop mal réussir.
Jean Jaurès a adoré sa mère : pour lui elle sera toujours mérotte. Il a un frère, Louis, qui sera marin. Les Jaurès sont pauvres, mais heureux, dans leur ferme de la Fedial Haute, à trois kilomètres de Castres.
Dans la famille on trouve des personnages illustres : deux frères, tous deux amiraux, Charles et Benjamin-Constant Jaurès ; le dernier a été sénateur et est devenu ministre. Sans doute ces marins du Tarn sont-ils à l’origine de la vocation de leur cousin Louis, que l’on appelle « Roux », d’après la couleur de ses cheveux.
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