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C'était le XXe siècle T.1

C'était le XXe siècle T.1

Titel: C'était le XXe siècle T.1 Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Alain Decaux
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assassinera au premier coin de rue.
    L’entretien est achevé. Ferry reconduit la délégation. Le socialiste Bedouce est le dernier à sortir. Abel Ferry le prend par le bras :
    — Tout est fini, lui dit-il.
    Bedouce court vers Jaurès, lui répète l’affreux propos. « J’ai bien compris », dit simplement Jaurès. À ceux qui l’entourent il semble soudain qu’il ait vieilli de dix ans.
    Jaurès, Renaudel et Longuet sautent dans un taxi qui les conduit à l’Humanité où ils arrivent un peu avant 20 heures. En route, Jaurès a dit qu’il voulait écrire un J’accuse , dénoncer les causes et tous les responsables de la crise. Quand il arrive à son journal, il demande que l’on s’informe sur l’ultime position de l’Angleterre. Il faut qu’il la connaisse avant de rédiger son article. De toute façon, il faut aller dîner. Même bouleversé, atteint au plus profond de lui-même, Jaurès n’est pas homme à oublier l’heure des repas. Son appétit n’a d’égal que sa capacité d’absorption. Dîner, mais où ? Quelqu’un propose le Coq d’or.
    — Non, dit Jaurès, c’est un peu loin. Allons au Croissant, c’est plus près.
    On y va. Jaurès s’assied comme la veille devant une fenêtre ouverte, dos à la rue. Ses collaborateurs l’entourent. Dans la salle du restaurant – elle est bondée – tout le monde le regarde. On entend :
    — C’est Jaurès ? Ah ! s’il pouvait empêcher la guerre !
     
    Raoul Villain n’oublie pas non plus l’heure du dîner. Il s’est même offert chez Poccardi un repas à sept francs. C’est cher. Il expliquera qu’il avait « besoin de réserves ». Il a commandé du vin italien. Au dessert, il y ajoute un café et un alcool. Il réclame de quoi écrire. C’est à son frère qu’il adresse cette lettre :
    « J’ai l’impression, Marcel, j’ai l’impression que la guerre est inévitable, donne mes plus tendres adieux à papa, achète le Temps , paru ce soir 31. Excellente prescription alimentaire et restaurant. Autant que possible, dis par écrit le nom de ton unité. Adresse-moi deux lettres : une 44, rue d’Assas, une chez Mme Royer, boulevard de La Rochelle à Bar-le-Duc. Je t’embrasse. Lettre suit. Elle sera peut-être inutile. Surtout confesse-toi humblement. »
    Il paye l’addition, se lève, va aux toilettes, se peigne soigneusement, se lave les mains. Il sort sur les boulevards où la nuit est tombée sans que la chaleur ait diminué. Il se rend tout droit à l’Humanité, aperçoit, sur le pas de la porte, Mme Dubois, concierge de l’immeuble. Il l’interroge :
    — M. Jaurès est-il au journal ?
    La brave femme répond qu’aucun de ces messieurs n’est à la rédaction. Villain salue et, sans hâte, se dirige vers le Croissant.
     
    Le dîner traîne. Le personnel ne parvient pas à faire face à tous ces consommateurs assoiffés qui entrent et commandent des demis. Vers 21 h 30, voici Viple qui arrive, apportant les dépêches d’Havas réclamées par Jaurès. L’Angleterre n’interviendra pas avant lundi.
    — Mais le temps presse ! s’exclame Jaurès.
    Le dîner s’achève enfin. Un journaliste, René Dolier, s’approche, montre à Landrieu une photo :
    — C’est ma petite fille.
    — Peut-on voir ? dit Jaurès.
    Il se penche sur la photo.
    À cet instant précis, le rideau s’écarte brusquement. Une main, un revolver. Deux coups de feu. Un cri de femme :
    — Ils ont tué Jaurès !
    Jaurès mourra quelques minutes plus tard. C’est fini. Il n’y a plus d’obstacles à la guerre.
     
    Dehors, le metteur en pages de l’Humanité , Tissier, a vu Villain tirer et tenter de s’enfuir vers la rue de Réaumur. Il l’a rattrapé, l’a assommé d’un coup de canne. Un policier les a rejoints, s’est emparé de l’assassin.
    Quand il pénètre dans le bureau de police où on va l’interroger, Villain regarde fixement le commissaire Gaubert. Quand celui-ci l’interroge, il lance :
    — Je refuse de répondre à aucune des questions concernant mon identité et mon domicile.
    Le commissaire lui signalant que le flagrant délit est parfaitement établi, Villain se recueille un instant. Lentement, il déclare :
    — Je vous dirai seulement que je reconnais que ce soir, au café du Croissant, j’ai vu, étant dans la rue Montmartre, M. Jaurès attablé avec six ou huit personnes. De la main gauche, j’ai soulevé le rideau et, de la droite, j’ai tiré trois fois  (11)

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