C'était le XXe siècle T.1
sa poche les deux revolvers en sa possession. Il ne sait pas encore lequel il utilisera. Il s’habille avec une certaine élégance, taille avec soin sa moustache et pose sur sa tête un chapeau de paille noir. À 19 h 30, il quitte sa pension de la rue d’Assas.
Qu’a fait Jaurès dans l’après-midi ? Il s’est rendu, à 14 h 30, au Palais-Bourbon pour la réunion du groupe socialiste. Il va passer le reste de la journée dans la salle des Quatre-Colonnes. Les nouvelles arrivent, elles sont catastrophiques. Malvy, le ministre de l’Intérieur, paraît. Jaurès se précipite vers lui :
— Il faut que la Russie accepte la proposition anglaise ! Fait-on tout ce qu’il faut pour l’en persuader ?
Malvy répond que l’on tente tout ce qu’il est possible de tenter, mais Jaurès sent bien qu’il manque de conviction. Le bruit se répand que l’Allemagne a proclamé le Kriegsgefahrzustand . Qu’est-ce que cela veut dire ? Jaurès court à la bibliothèque, se fait apporter un dictionnaire, puis deux. Cela signifie : état de menace de guerre. Donc ce n’est pas encore la guerre !
Jaurès et les socialistes ont demandé audience à Viviani. Ils se rendent à la présidence du Conseil. Ils apprennent que le président ne peut les recevoir : il est en conférence avec l’ambassadeur d’Allemagne. Le baron Schoen est venu informer le gouvernement fiançais du contenu de l’ultimatum que l’Allemagne a adressé à la Russie : « La mobilisation doit suivre si, dans le délai de douze heures, la Russie n’arrête pas toute mesure de guerre contre nous et l’Autriche-Hongrie. » Avec toute la courtoisie d’un diplomate d’ancien régime, l’ambassadeur interroge Viviani : au cas où une guerre éclaterait entre l’Allemagne et la Russie, la France resterait-elle neutre ? Le gouvernement du Kaiser demande qu’il lui soit donné réponse dans un délai de dix-huit heures. Viviani va répliquer :
— Laissez-moi espérer encore que l’on évitera les décisions extrêmes…
Ce n’est pas Viviani, mais Abel Ferry qui reçoit la délégation socialiste. Le jeune neveu de Jules est pour lors sous-secrétaire d’Etat aux Affaires étrangères. Un dialogue véhément s’engage entre Jaurès et lui.
— Prenez garde, dit Jaurès, je ne veux pas discuter le fond même de vos traités. Il me suffit que vous déclariez qu’ils vous lient impérieusement. Mais, plus ils vous lient, plus vous devez demander, plus on vous doit les suprêmes garanties par lesquelles la France ne peut être jetée à la guerre sans que tout ait été fait pour l’éviter. Cela, j’ai peur que vous ne l’ayez dit trop mollement à notre alliée. J’ai peur que vous ne lui ayez pas fait sentir que si elle n’acceptait pas la médiation proposée par l’Angleterre, elle ne devait pas escompter votre appui contre l’Autriche. Je vous en supplie, monsieur le Ministre, il faut que vous obligiez votre alliée russe à accepter l’arbitrage que Londres propose à Pétersbourg et à Berlin ; là est le devoir, là est le salut !
— Mais, s’écrie à son tour Abel Ferry, je vous assure, monsieur Jaurès, que c’est ce que nous faisons. Nous appuyons l’Angleterre, nous tenons le langage qu’il faut à la Russie.
Jaurès secoue la tête comme un homme qui doute et que la douleur broie parce qu’il doute :
— Non, monsieur le Ministre, vous ne le faites pas ! Vous ne le faites pas comme il faudrait ! Eh bien ! je vous jure que si dans de pareilles conditions vous nous conduisez à la guerre, nous nous dresserons, nous crierons la vérité au peuple. Vous êtes victimes d’Iswolsky et d’une intrigue russe : nous allons vous dénoncer, ministres à la tête légère, dussions-nous être fusillés…
Jaurès passe ensuite à l’Angleterre :
— La France se tient-elle en contact assez intime avec Londres ?
Le matin même, Poincaré a adressé un message à George V, mais pour Jaurès, cela n’est pas suffisant. Il insiste, insiste encore. Il plaide avec tant de flamme qu’Abel Ferry ne peut retenir l’expression de son admiration :
— Ah ! Monsieur Jaurès ! Que n’êtes-vous parmi nous pour nous aider de vos conseils !
C’est lui, le ministre, qui interroge :
— Et maintenant qu’allez-vous faire ?
La réponse est un cri :
— Continuer notre campagne contre la guerre !
Soudain, il y a une grande tristesse sur le visage d’Abel Ferry :
— On vous
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