C'était le XXe siècle T.1
clandestinement passer de sa prison à un ami et dans laquelle il lui dictait, avec une lucidité singulière, l’attitude qu’il devrait adopter – aussi bien que d’autres de ses relations – lorsqu’on solliciterait leurs témoignages. Il était de la plus haute importance que ses amis confirment l’absence totale d’intérêt de Villain pour les questions politiques et le fait que celui-ci ne lisait que très rarement de journaux d’opinion.
En somme, Villain s’est appliqué, avec une remarquable intelligence – fort loin du déséquilibre proclamé par ses avocats – à construire une image de lui précisément propre à confirmer celle du criminel sans complice ni influence.
Aujourd’hui, l’historien se voit néanmoins forcé de poser un certain nombre de questions. L’une d’elles est en apparence des plus simples : comment Raoul Villain a-t-il connu l’adresse de Jaurès ? On se souvient qu’il s’est en effet rendu impasse de la Tour et qu’il a séjourné longuement devant la maison du tribun. Jean Rabaut, jaurésien éminent, a souligné que cette adresse ne figurait dans aucun annuaire et que les membres du parti socialiste recevaient la consigne de ne la communiquer à quiconque. Le jeune Raoul Villain qui, selon sa propre description, aurait vécu loin des hommes, passionné seulement d’égyptologie, de philosophie et de littérature et qui arrivait de sa province, a pourtant connu cette adresse.
François Fonvieille-Alquier pose une question qui prolonge la précédente : « Comment a-t-il pu, en sortant de la gare de l’Est, prendre, sans hésiter l’autobus qui conduit dans le XVI e et y découvrir le pavillon qu’habitait Jaurès, si personne ne lui avait fourni les précisions nécessaires ? » À quoi il faut ajouter que Villain n’a jamais révélé où il avait dormi ni qui l’avait hébergé entre son retour de Reims, le 29 juillet au soir, et le 30 au matin, moment où il se présente à nouveau chez sa logeuse de la rue d’Assas.
Il faut également citer le témoignage du journaliste Daniel Renoult qui, au café du Croissant, est venu rejoindre Jaurès à sa table après avoir dîné lui-même. Il s’est assis en face de lui et il a pu voir, avec une précision extrême, ce qui se passait derrière son ami. Il affirme que, quelques minutes avant l’assassinat, un individu s’était arrêté devant la fenêtre pour regarder dans la pièce : « Ce n’était pas un coup d’œil jeté au hasard par un passant. » L’homme avait disparu : « Cet homme n’était pas l’accusé. » Daniel Renoult avait pu le décrire : jeune, très brun, coiffé d’un mauvais chapeau mou . Aucun rapport en effet avec Villain.
Marins Viple témoigne à son tour que, lorsqu’il est arrivé au café du Croissant pour apporter les dépêches qu’attendait Jaurès, il a aperçu un groupe de « trois ou quatre personnes » qui regardaient par la porte du restaurant. Ceci dix minutes avant le crime. Or aussitôt après que Villain eut tiré, quand on se précipita sur lui, il était seul. On ne peut que donner raison à Viple quand il souligne : « C’étaient peut-être des curieux, mais je suis un peu surpris qu’ils n’aient pas déclaré spontanément ce qu’ils faisaient là. »
Quarante-cinq ans plus tard, le grand avocat et homme d’État Paul-Boncour avouera : « L’instruction n’a pas été poussée à fond sur tous ses points. » Il en restera néanmoins à la thèse de « l’exalté individuel », avec cette réserve non négligeable : « Nous n’avions que des indices vagues… et il était alors un peu tard pour recommencer l’enquête. »
Un rapprochement vient à l’esprit, irrésistiblement : comment ne pas évoquer l’assassinat de John F. Kennedy ? C’est le grand mérite de M. Fonvieille-Alquier de l’avoir souligné le premier. Dans les deux affaires, on s’est hâté de tenir pour indiscutable que Raoul Villain autant que Lee Harvey Oswald, déséquilibrés l’un et l’autre, avaient agi isolément : « Le souci, dans un cas, de ne pas troubler l’opinion publique au moment où commençait une nouvelle présidence, dans l’autre de ne pas compromettre une “union sacrée” qui allait se sceller de Jules Guesde à Charles Maurras, suffit à expliquer cette prudence… Dans les deux cas, on entendit proclamer une vérité officielle, inspirée par la raison d’État. Il était de la première
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