C'était le XXe siècle T.1
poussah…», un « malhonnête homme », et encore « un pleutre, un fourbe parmi les fourbes, un grossier maquignon du Midi, un agent du parti allemand, le tambour-major de la capitulation ». Il résume tout cela en décrétant sans ambages que Jaurès est une de nos « hontes nationales ». En avril 1913, Péguy dénonce encore, en la personne de Jaurès, un de ces « ennemis de l’intérieur » qu’il convient de « mettre au pas ». Ce sont là très exactement les termes qu’emploie Raoul Villain, le jour des obsèques de sa grand-mère, devant deux témoins successifs (10) .
Un de mes correspondants, qui n’a pas souhaité être nommé, m’a signalé avoir eu entre les mains un exemplaire des Cahiers de la Quinzaine contenant précisément quelques-unes des plus cruelles parmi les injures décernées par Péguy à Jaurès. Cet exemplaire était celui de Villain . Et Villain avait soigneusement souligné toutes les phrases qui contenaient des attaques contre Jaurès !
À Stanislas, il confie à son ami Renard :
— Les pacifistes sont les ennemis de la France.
— Est-ce que tu connais un moyen de nous en débarrasser ?
— Oui, à coups de rigolo !
Il semble que Villain ait aussi songé un instant à tuer Caillaux. C’était la conviction de René Viviani et du procureur général Herbault. Celle encore de l’abbé Calvet à qui Villain s’était ouvert de son dessein de tuer à la fois Caillaux et Jaurès. L’abbé ne l’avait pas cru.
Villain s’est fait un jour prêter un revolver par son ami Bourrière. À la fin de juin 1914, Bourrière le lui réclame. Il ne le rend pas.
Il passe à l’École du Louvre l’examen d’égyptologie. Devant les examinateurs, il part dans tous les sens, volubile autant que brouillon. Comment le faire taire ? On trouve la solution :
— Finissons-en ! Donnons-lui la mention passable…
Et puis, c’est l’attentat de Sarajevo, la fièvre qui monte. La guerre ? Villain y croit, Villain la souhaite. Or Jaurès lui fait barrage. La simple logique commande d’abattre Jaurès.
Le 19 juillet, il se rend en compagnie de l’abbé Calvet à une kermesse catholique organisée à Sèvres. Il passe tout l’après-midi – de 3 à 6 heures – à faire carton sur carton au stand de tir. Rentré chez lui, il apprend la mort de sa grand-mère. Il part pour Reims assister à ses obsèques. Dans le train il a pu lire tous ces articles qui condamnent Jaurès à mort. Le 28 juillet, Mme Caillaux est acquittée. Le 29, Villain regagne Paris. À la gare de l’Est, il entend des employés du chemin de fer parler contre la guerre. D’autres chantent l’Internationale dans la salle des Pas perdus. On crie :
— Vive la paix !
Et Villain : « Ils sont menés par Jaurès. » Jaurès, toujours !
Son obsession se précise. Il sait que Jaurès habite impasse de la Tour. Il prend l’autobus pour le Trocadéro. Il se dirige tout droit jusqu’à la maison du tribun, s’arrête devant elle. C’est l’heure du dîner. Il est sûr que Jaurès va paraître mais Jaurès est à Bruxelles. Après une longue attente inutile, Villain s’en va…
Avant de se coucher, il écrit une lettre incohérente à son père : « Je suis désespéré, abattu, déprimé. » Il s’endort.
Le 30 juillet, Villain se rend chez Demay, armurier rue de Rennes. Il achète un revolver, car il ne veut pas compromettre l’ami Bourrière en se servant de son arme. Il prend même le train pour Meudon afin de la lui rendre. Bourrière est en vacances.
On ne sait pas ce que Raoul Villain a fait dans l’après-midi du 30. Après dîner, il erre sur les boulevards. Il tombe sur un rassemblement d’hommes qui crient : « À bas la guerre ! Vive la paix ! » Villain sursaute : cet abominable Jaurès ! Il se dirige vers le siège de l’Humanité , 142, rue Montmartre. La chaleur lourde, l’air brûlant que l’on respire semblent surexciter davantage encore les esprits. Une fois de plus, Villain entend crier : « À bas la guerre ! » Voilà qui le décide – définitivement. Il va attendre Jaurès à la sortie de l’Humanité et l’abattre, là, sur-le-champ.
Ce n’est qu’à minuit et demi que Jaurès sort du journal. Villain le voit entouré de trois journalistes. Il est surpris par la jeunesse du regard de cet homme de cinquante-cinq ans. S’agit-il bien de l’ennemi exécré ? À des passants qui l’entourent, il
Weitere Kostenlose Bücher