C'était le XXe siècle T.1
sur M. Jaurès qui me tournait le dos. Si j’ai commis cet acte, c’est que M. Jaurès a trahi son pays en menant sa campagne contre la loi des trois ans.
Vers minuit, Villain est conduit au quai des Orfèvres puis présenté au juge d’instruction Drioux. Cette fois encore il prétend d’abord ne pas parler, puis il se décide :
— Vous voulez savoir qui je suis ? Au fait, tôt ou tard, vous l’apprendriez. Je me nomme Raoul Villain et j’ai vingt-neuf ans. Mon père exerce encore les fonctions de greffier du tribunal civil de Reims. Ma mère est, depuis vingt ans, pensionnaire d’un asile d’aliénés.
« Pourquoi j’ai tué Jaurès ? Je ne puis que vous répéter ce que j’ai dit tout à l’heure au commissaire de police. J’ai voulu, dans des circonstances aussi graves que celles que nous traversons, supprimer un ennemi de mon pays.
« N’allez pas imaginer que je fais partie d’un groupement politique quelconque. Je n’appartiens à aucune ligue ni révolutionnaire ni réactionnaire ; j’ai agi de mon propre mouvement.
« Comme vous le savez, je suis élève de l’École du Louvre, section d’archéologie. À ce titre, j’ai fait de longs voyages en Orient et en Grèce, où j’ai poursuivi mes études.
« Ces jours derniers, je suis allé à Reims assister aux obsèques de ma grand-mère et en étais revenu depuis peu.
« Décidé à tuer Jaurès, je m’étais muni de deux revolvers. Comme le second, celui que les agents ont trouvé sur moi, était dépourvu de cartouches, j’en ai acheté un dans la soirée. Vous savez la suite…»
En apparence, rien de plus simple, rien de plus évident que le meurtre de Jaurès par Villain. Un personnage instable, « bizarre », fils et petit-fils de folles, très proche du déséquilibre mental, un raté – il l’est sur tous les plans –, se découvre tout à coup une raison d’être et un but qui le valorisent à ses yeux. Intoxiqué par une presse qui renouvelle d’année en année, de mois en mois, de jour en jour, les appels au meurtre contre Jaurès, Villain a agi seul, campé devant l’Histoire et sa conscience comme un justicier. Il apparaît si convaincu de sa mission qu’il tombera des nues quand il se verra retenu en prison après la déclaration de guerre. Il pensait qu’aux premiers coups de feu on le libérerait et qu’il irait prendre sa part héroïque de la guerre fraîche et joyeuse si souvent rêvée par lui.
L’acte d’accusation, en date du 22 octobre 1915, adopte sans hésitation la thèse du crime solitaire : « L’instruction a établi que l’accusé n’avait pas de complices. Il était seul au moment où il a tiré… Il a été démontré qu’il ne fréquentait pas les groupements politiques militants et qu’il n’avait point entretenu de relations avec les agitateurs des partis extrêmes. »
La grande majorité des historiens ont retenu cette unique version parce qu’ils l’ont jugée évidente. Il faut dire que Raoul Villain lui-même, pendant toute la durée de l’instruction aussi bien que pendant les audiences de son procès, n’a cessé de se dire étranger à toute influence. Il s’est présenté comme une sorte de rêveur culturel, a évoqué avec lyrisme son voyage en Grèce : « Je retrouvais les souvenirs de Démosthène et de l’effort héroïque de la Grèce qui avait succombé malgré sa valeur. Tout cela satisfaisait mes préoccupations françaises également, en songeant à ceux qui, pour obéir à la volonté sacrée de leurs pères, devaient mourir, s’il le fallait, pour reprendre l’Alsace et la Lorraine. » Inlassablement, il répétait qu’il n’avait subi aucune pression : « Depuis ces trois années, je ne lisais aucun journal, ni quoi que ce soit qui pût m’éloigner d’un point de vue de philosophie, on aurait dit sous Voltaire, et qui aurait pu m’éloigner des préoccupations “Alsace-Lorraine” et par conséquent de haut patriotisme au-dessus des partis politiques dont aucun ne m’intéresse directement ; et c’est peut-être cette absence de lecture, même ce dédain de lire autre chose que les titres et les directions des influences qui a pu me faire exagérer dans mes réflexions solitaires le danger des sentiments de M. Jaurès depuis l’été 1913, en conséquence de la bassesse d’âme qu’il me semblait témoigner. »
Au reste, le juge d’instruction a eu connaissance d’une des lettres que Villain faisait
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