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C'était le XXe siècle T.1

C'était le XXe siècle T.1

Titel: C'était le XXe siècle T.1 Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Alain Decaux
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importance d’assurer que le criminel avait agi seul. Et si, d’autre part, on prouvait qu’il n’avait pas “toute sa tête”, l’affaire était facilement close et l’on évitait ainsi ces remous politiques qui troublent la bonne conscience d’une nation, sèment des germes de discorde et pourrissent pour longtemps le climat moral. »
    Si Villain a eu des complices, quels sont-ils ?
     
    N’oublions pas que Jaurès, au moment où Villain l’a abattu, se préparait à écrire un éditorial dont il avait déclaré lui-même qu’il serait un nouveau J’accuse . Il l’avait même annoncé à Abel Ferry. Or le même Abel Ferry allait écrire plus tard des lignes qui laissent quelque peu rêveur :
    « Je mets en fait que si Jaurès avait pu, le lendemain matin, dans son journal… développer [cette thèse], elle eût eu en Angleterre un tel retentissement que peut-être celle-ci, au moins dans les premiers jours, ne se fût pas prononcée pour la France et qu’il eût brisé, en France même, cette unité nationale, qui allait se faire autour de son cercueil. » Nul ne songerait un instant à accuser le parfait honnête homme que fut Abel Ferry de connivence avec l’assassin de Jaurès, mais il est des témoignages de satisfaction bien maladroits !
    Revenons aux influences littéraires et journalistiques. Bien que Maurras, aussitôt connue la mort de Jaurès, ait cru bon de marquer hautement sa désapprobation, il ne manquait pas autour de lui de disciples exaltés pour prendre au pied de la lettre la prose du journal royaliste. Nous savons que Villain, dans l’organisation parallèle des Jeunes Amis de l’Alsace-Lorraine, a fréquenté les Camelots du Roi. Il suffit souvent, à un esprit faible, de rencontrer quelque esprit fort pour donner un contour à des velléités.
    Reste la thèse de l’influence russe. La plus troublante. L’homme qui avait le plus grand intérêt à ce que Jaurès passât de vie à trépas n’était autre qu’Iswolsky, ambassadeur du tsar, grand pourrisseur de la presse française. Or, dans l’après-midi du 31 juillet, c’est Iswolsky que Jaurès dénonçait avec violence devant plusieurs députés journalistes :
    — Va-t-on avoir la guerre parce que d’Aerenthal n’a pas versé à Iswolsky le pourboire de quarante millions qu’il lui avait promis, lors de l’arrangement entre la Russie et l’Autriche pour l’annexion de la Bosnie-Herzégovine ?
    Alexandre Zevaës, avocat de Villain, a lui-même retenu l’hypothèse : « Iswolsky a-t-il été logique jusqu’au bout en faisant disparaître le dernier obstacle à une politique pour laquelle M. Poincaré ne manifesta que trop d’empressement ? La question demeure posée et il est bien clair que si, par des suggestions indirectes, l’ambassadeur du tsarisme a pu contribuer à armer le bras d’un débile, aucune trace ne saurait l’attester et, bien entendu, le dossier criminel de l’assassin n’y contenait aucune allusion. »
    Saura-t-on jamais la vérité ?
     
    Ce n’est qu’en 1919 que l’on jugera Raoul Villain. Il sera acquitté ! On est au plein de l’ivresse de la victoire. La Chambre bleu horizon va sortir des urnes. Douze jurés ont donc considéré que ce n’était pas une faute d’avoir abattu Jaurès : si on l’avait écouté, n’aurait-il pas privé la France de sa victoire ? La famille Jaurès devra même payer les frais du procès.
    Villain est allé se réfugier dans l’île d’Ibiza. Grâce à un petit héritage, il s’est fait construire une maison. Là, éternel solitaire, il va vivre dans une saleté repoussante. Il erre dans l’île en chantant Frère Jacques. Les enfants le poursuivent, se moquent de lui, lui lancent des pierres. On l’appelle le « fou du port ». Derrière sa maison, il va faire ériger une grande croix.
    La guerre civile espagnole éclate. À Ibiza, les nationalistes tentent de prendre le pouvoir. Les républicains bombardent l’île, y débarquent. On leur indique la maison du « fou du port » comme pouvant abriter un suspect. Ils s’y rendent, interrogent le propriétaire, découvrent son identité.
    Sur la plage de galets, on retrouvera un cadavre, la gorge éclatée, la poitrine percée d’un trou rouge, béant.
    C’était là tout ce qui demeurait de Raoul Villain, l’homme qui avait tué Jean Jaurès.

VI

Le regard de Guynemer
    22 novembre 1914
    — Foutez-moi ce petit con-là à la porte !
    Cette réplique mémorable

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