C'était le XXe siècle T.2
Polonais.
Ce genre de machination, les dirigeants nazis ont toujours su en user avec une sorte de génie. Faut-il rappeler l’incendie du Reichstag ? L’affaire Toukhatchevski ? Lors de l’invasion de l’Autriche et de la Tchécoslovaquie, on est allé jusqu’à prévoir l’assassinat d’un ministre allemand en exercice. On l’aurait imputé aux Autrichiens ou aux Tchèques pour soulever l’horreur du monde et justifier une opération punitive. Dans l’un et l’autre cas, on n’a pu aller jusqu’au bout, la difficulté étant de choisir la victime expiatoire.
Le nom de code du nouveau projet est : Opération Himmler . Telle est la raison pour laquelle l’amiral Canaris, chef de la section Abwehr de l’OKW, a reçu, de Hitler en personne, l’ordre de fournir à Himmler et à Heydrich cent cinquante uniformes polonais ainsi que quelques armes légères de même origine. Ordre incompréhensible à ses yeux. Le 17 août, Canaris demande des éclaircissements au général Keitel. Le chef de l’OKW répond que, l’ordre ayant été donné par le Führer, l’amiral n’a en conséquence qu’à obéir sans discuter. Canaris livre donc les uniformes à Heydrich.
Dans son bureau de la Prinz-Albrechtstrasse, Reinhard Heydrich adresse à Naujocks un de ces sourires dont il est si avare. Il y a longtemps que le chef du SD connaît Alfred Helmut Naujocks. Il sait tout de lui. Que Naujocks est né à Kiel et qu’il est fils d’un épicier. Qu’il s’est inscrit aux SS en 1931 et qu’il est entré dans le SD (service de sécurité) dès sa création. Que Naujocks est à l’origine du faux complot qui a perdu Toukhatchevski. Qu’il a installé dans la Dellbrueckstrasse une officine de fabrication de faux papiers et de faux passeports qui est un modèle du genre. Heydrich sait aussi que Naujocks tempère son fanatisme nazi par une lucidité qui s’exerce notamment à son propre détriment. L’intellectuel que veut être Naujocks réprouve chez Heydrich les beuveries et les orgies auxquelles celui-ci se complaît trop souvent. Donc, Heydrich n’aime pas Naujocks. Ce matin-là moins que jamais car, pour l’opération qu’il envisage, Alfred Helmut Naujocks est l’homme indispensable.
Au sourire de Reinhard Heydrich, Naujocks répond également par un sourire, mais réservé. Que signifie cette cordialité inattendue ?
— Alfred, dit Heydrich de sa voix de tête – c’est la première fois qu’il appelle son subordonné par son prénom –, Alfred, j’ai ici quelque chose qui semble avoir été conçu exprès pour vous.
Heydrich tourne la clef d’un des tiroirs de son bureau, l’ouvre, en tire un dossier. Sur le carton, on peut lire les deux mots : Opération Himmler . Cette fois, le sourire a disparu. Le débit haché de Heydrich s’est accéléré :
— L’importance de cette mission dépasse tout ce que notre département a entrepris jusqu’ici, bien que, en substance, il s’agisse d’un raid de commando. Tant d’intérêts politiques et militaires sont attachés à son résultat qu’un échec est entièrement hors de question. J’en assume la responsabilité et, franchement, je me sens quelque peu nerveux (69) .
Sans que Heydrich ait pris la peine de l’y inviter, Naujocks s’assied. Pas de doute, l’entretien va durer un bon moment.
— Le Führer accorde à cette affaire la plus haute priorité, poursuit Heydrich, et il ne tolérerait ni discussion ni modification du plan. Je suis entre vos mains et je ne peux pas vous cacher que je déteste cela.
Naujocks se tait. Il attend.
— Il s’agit de la Pologne, dit Heydrich. Nous serons en guerre la semaine prochaine.
Un silence voulu. Il faut que Naujocks comprenne. Qu’il comprenne bien.
— Nous devons avoir un motif, une excuse, pour entrer en guerre. Et c’est là que vous intervenez.
Pourquoi Naujocks interromprait-il l’élan pris par Heydrich en posant une question inutile ?
— Vous savez, reprend Heydrich, qu’il y a eu au cours de ces derniers mois des dizaines d’incidents irritants le long de la frontière… Rien de sérieux, un coup de feu çà et là, les protestations diplomatiques habituelles. Rien de suffisamment important… Pour tout dire, rien qui puisse mettre le feu aux poudres. Voilà : nous allons entreprendre de mettre nous-mêmes le feu à la mèche.
Heydrich s’est levé. À grands pas, il s’est dirigé vers une carte fixée au mur. D’un crayon vigoureux, il
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