C'était le XXe siècle T.2
préparé de leurs propres mains.
X
Laval joue et gagne
10 juillet 1940
Jusque-là, le théâtre du Grand Casino de Vichy n’avait guère abrité que les comédies d’Henry Bernstein ou de Louis Verneuil, les opérettes de Lecocq ou de Messager… Sur la fin des après-midi d’été, les conférences de membres de l’Académie française venaient les relayer. Décennie après décennie, le public répudiait tout changement : des colons, riches et pauvres, venus d’outre-mer pour soigner leur foie, des dames entre deux âges, convaincues que les vertus des eaux thermales pourraient leur conserver une éternelle jeunesse. Les curistes de Vichy se pliaient à un triple dogme : le bon ton, les eaux ferrugineuses, le silence. Paix et repos : le programme de la Compagnie fermière.
Ce jour-là, 10 juillet 1940, toutes ces règles vont voler en éclats. Dans la salle du Grand Casino, nul colon d’Indochine ou d’Algérie. Plus une seule admiratrice de Claude Farrère ou de Georges Duhamel. Rien que des hommes, tous – ou à peu près – sur le second versant de leur âge. Des sénateurs, des députés, la plupart vêtus de sombre. Est-ce parce qu’ils ont pris le deuil ?
En vérité, ces parlementaires se trouvent là pour assister à des obsèques : celles de la République. Pour l’immense majorité d’entre eux, celle-ci a guidé leurs premiers pas dans la vie politique. Les plus anciens ont connu le temps où on la sentait peu assurée, voire menacée. Ils se sont battus pour elle. Ils l’ont aimée, parce qu’ils ont cru, amis de la liberté, que le régime républicain était celui qui la garantirait le mieux. Quelques jours plus tôt, ils le croyaient encore. Ces sénateurs et ces députés républicains vont, de leurs propres mains, mettre à mort leur République.
Certains, pourtant, ne s’y résignent pas. Vincent Badie est de ceux-là. Avec vingt-six autres signataires, il a préparé un texte qui, s’il ne s’oppose pas à ce que le pouvoir soit remis entre les mains du maréchal Pétain, affirme que le futur régime doit rester républicain.
Les autres, presque tous les autres, veulent en finir. En finir vite. De tous les coins de la salle, ils crient pour réclamer un scrutin immédiat. Puisqu’il faut que la République meure, que ce soit dans l’instant. Infernal, le vacarme :
— Le scrutin ! Le scrutin !
Infortuné Vincent Badie. Avant la séance, il a prévenu Jeanneney – président du Sénat, il dirige les débats de l’Assemblée – qu’il demanderait la parole. Rien de plus symbolique que la calvitie, les lorgnons et la barbiche de Jules Jeanneney. Par tous les traits de son visage, il incarne le sénateur de la III e République. Avec cette gravité solennelle qui l’abandonnait rarement, Jeanneney a juré à Badie qu’il lui donnerait la parole.
Or Badie, debout, brandissant son texte, s’époumone en vain. Nul ne l’entend, nul même ne semble le voir. Jeanneney pas plus que les autres.
Badie se décide. À longues enjambées, il s’élance jusqu’à la scène, en gravit les marches. Il ne s’arrête que devant Jeanneney, son papier toujours brandi. Bien en face, il regarde le président du Sénat.
Pour les autres, c’en est trop. Que veut donc ce trublion ? Deux ou trois parlementaires, furieux, s’élancent vers lui, le saisissent qui par un bras, qui par le cou, un autre par les revers de son veston. L’un des agresseurs n’est autre que l’ancien président de la Chambre, Fernand Bouisson. La fureur rend écarlate le visage de cet homme qui, à l’instar de Jeanneney, n’a cessé d’incarner, au cours de toute une vie parlementaire, la quintessence des vertus républicaines.
Bouisson traite ce collègue comme il en aurait usé à l’égard d’un criminel convaincu des pires forfaits. Il met toutes ses forces à lui barrer le chemin de la tribune. Badie perd l’équilibre. Bouisson le reconduit de force jusqu’à la rampe, Badie va basculer, tomber dans la salle. Il s’arc-boute, crie à Bouisson :
— Je ne vous permets pas cela ! Lâchez-moi, ou c’est moi qui vais vous repousser !
Va-t-on assister, sur cette scène de théâtre, à une empoignade de chiffonniers ? Le ton déterminé de Badie a-t-il effrayé Bouisson ? Il lâche sa proie et, grommelant, regagne sa place.
À ce moment-là seulement, Badie s’aperçoit que, pendant l’incident, Jules Jeanneney a mis aux voix le projet constitutionnel. Malgré
Weitere Kostenlose Bücher