C'était le XXe siècle T.2
majorité du gouvernement Daladier, ce que Paul Reynaud résumera dans une boutade qui fera fortune : « C’est une tête pour des voix » ?
Ouvrons encore le journal de Daladier, cette fois à la date du samedi 3 février : « Les mutations envisagées ne soulèvent aucune opposition de M. Frot, à l’exception du nouveau directeur de la Sûreté générale. Un accord est rapidement établi. »
Les souvenirs d’Eugène Frot, rapportés par M e Guitard, confirment très exactement les notes de Daladier : « Le 3, à 9 h 20, M. Daladier téléphone à M. Frot : “Ma décision est prise. Viens me voir.” Au Quai d’Orsay, où il se précipite, le ministre de l’Intérieur apprend, sans avoir été consulté, qu’un certain nombre de préfets, dont celui de la Seine, sont appelés à d’autres fonctions ou mutés ; que M. Thomé devient administrateur de la Comédie-Française ; que. M. Jean Chiappe, nommé résident général au Maroc, est remplacé, à la préfecture de police, par M. Bonnefoy-Sibour, préfet de Seine-et-Oise ; et que (ceci étant du domaine de M. Penancier) M. Pressard, envoyé comme conseiller à la Cour de cassation, cède sa place, à la tête du Parquet de la Seine, à M. Pailhé. M. Frot pourrait, à l’instant, démissionner. Sa réaction est autre : “Les intéressés sont-ils prévenus ? C’est, au moins une question de courtoisie.” M. Daladier en convient. »
Aussitôt, le directeur de cabinet de Daladier, Clapier, téléphone à Bressot, directeur de cabinet de Jean Chiappe. Il l’avise que le président du Conseil désire voir le préfet aussi rapidement que possible. Bressot répond que le préfet ne peut se déranger car il souffre d’une sciatique. Le président du Conseil insiste pour que Chiappe vienne au moins au téléphone. Vers 10 h 15 enfin, celui-ci prend l’appareil. Il refuse le Maroc :
— La seule idée de succéder à M. le maréchal Lyautey me remplirait de fierté, de confusion et d’angoisse. Mais, dans les circonstances actuelles, je ne peux pas quitter mon poste. Ce n’est pas le moment où socialistes et communistes, organisant contre moi le front commun et faisant écho à leurs journaux, disent « Chiappe en prison », que Chiappe s’en aille à Rabat (16) .
Daladier insiste. Chiappe :
— Mon honneur me retient à Paris.
Daladier :
— Votre honneur n’est pas engagé.
— Je suis seul juge de mon honneur.
La conversation tourne à l’orage. Chiappe coupe court :
— Vous allez probablement me chasser de la préfecture de police, je le sens, où ma femme et moi avons donné sept années de notre vie. Soit ! J’y suis entré riche, j’en sortirai pauvre, je serai à la rue, malheureux peut-être, mais honnête homme toujours. Monsieur le président, je vous présente mes devoirs.
Telle est la version de Jean Chiappe. Son chef de cabinet, Lucien Zimmer, qui était près de lui, confirme cette version dans sa totalité.
Ce n’est pas cependant ce que Daladier a entendu. Pour lui, la dernière phrase du préfet de police a été :
— Je refuse. Vous me trouverez dans la rue.
M. Clapier, son directeur de cabinet, qui tenait l’écouteur, a entendu exactement la même chose.
Alors ? La version Chiappe est confirmée par Zimmer, la version Daladier est confirmée par Clapier ! De la difficulté d’écrire l’Histoire.
Ce sera la version Daladier qui sera rapportée au Conseil des ministres. Elle entraînera la révocation immédiate du préfet de police.
Toute la presse annonce le renvoi de Chiappe. Aussitôt, dans Paris, on s’exaspère. Les agents de la police parisienne font connaître leur mécontentement. Les ligues s’affolent, elles croient que Frot va les dissoudre. Deux ministres, Piétri et Fabry, démissionnent. Le préfet de la Seine, Renard, les imite. Lebecq, président de l’UNC, déclare qu’il se considère délié de l’engagement donné à Chiappe de ne pas manifester.
Des contacts sont pris entre Lebecq et le colonel de La Rocque : ne sont-ils pas l’un et l’autre des anciens combattants ? Les chefs des ligues se rencontrent.
Le 5 février, des manifestants défilent sur les principales avenues et boulevards. Des heurts se produisent avec le service d’ordre. On sent que l’heure H approche.
Les Chambres doivent entendre dans l’après-midi du 6 février la déclaration ministérielle. Fabry et Piétri ont été remplacés par
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