C'était le XXe siècle T.2
domicile. Pas tous. Je reviens au témoignage du Dr Pierre Bourgeois : « J’ai circulé en voiture avec ma femme pendant toute la nuit du 6 au 7 février… À partir de 2 heures du matin, nous avons vu des bandes de voyous casser les vitrines de la rue Royale et surtout nous avons vécu deux heures de vide total du pouvoir, de 5 heures à 7 heures du matin. Les rues étaient vides : j’ai vu par groupes des gardes mobiles épuisés dormir sur le trottoir. À ce moment, 200 hommes décidés pouvaient prendre les leviers de l’État…»
L’heure du bilan a sonné. Parmi les manifestants : 15 morts, 655 blessés.
Parmi les forces de l’ordre : 1 mort, 1 660 blessés.
Dans la nuit, une rumeur court Paris : le gouvernement a fait tirer sur le peuple. Elle gagne, elle s’enfle, elle devient certitude. Le fusilleur, c’est Eugène Frot. Toute sa vie, ce dernier portera le poids d’une accusation injuste qui a brisé sa carrière.
La vérité, comme il le dira par la bouche de Louis Guitard, c’est qu’il est, le 7 février, « tout à fait désarmé ». Les rapports de police lui apportent de nouvelles raisons de redouter une reprise de l’émeute le lendemain. Les leaders sont décidés à redescendre dans la rue avec des armes. Des hommes se sont promis de revenir avec des grenades. La presse se charge de lever des volontaires. On pille les armureries. On sait que les communistes seront plus nombreux – et aussi ces éléments louches qui font surface quand le désordre s’installe. Comment résister à cela ? Avec les mêmes hommes que la veille, moins nombreux, atteints dans leur moral et physiquement épuisés ? Que ferait-on si les ligues se réunissaient à la fin sur un programme commun et la constitution d’un gouvernement provisoire ? Eugène Frot téléphone au président du Conseil : « Il faut partir. » Daladier hésite, consulte. Frot appelle Lebrun à l’Elysée. « Je réponds de l’ordre, précise-t-il, si la démission du cabinet intervient rapidement. » Au début de l’après-midi, c’est chose faite.
L’émeute n’a pas pu prendre le Palais-Bourbon. Elle a au moins réussi à jeter à bas le ministère.
Qui succédera à Daladier ? Lebrun en revient à son ancienne idée : Gaston Doumergue. « Gastounet », comme l’appellent avec affection les Français, a soixante-dix ans. Il s’est retiré dans sa maison de Tournefeuille. Il a déjà refusé. Il refuse encore. Il faudra, pour qu’il accepte, la prière instante des présidents des deux Chambres et de tous les anciens présidents du Conseil.
Le 8 février, il arrive à Paris. Au Quai d’Orsay, trois mille personnes l’attendent pour longuement l’acclamer. Le gouvernement qu’il constituera, élargi vers la droite, sera prestigieux, comportant sept anciens présidents du Conseil. À la Guerre, le maréchal Pétain fait ses débuts dans la politique. Il a soixante-dix-sept ans.
Alors, c’est fini ?
Non. La gauche et l’extrême gauche entrent dans la danse. Il faut montrer à l’extrême droite que l’on ne s’en prend pas impunément à la république. Le 9 février, grande manifestation communiste place de la République, barricades, bataille rangée avec les forces de l’ordre. La police tire : 4 morts.
La SFIO annonce pour le 12 février une grande manifestation cours de Vincennes. Or les communistes et la CGT convoquent leurs adhérents au même endroit et le même jour ! Nul n’ignore, depuis le congrès de Tours de 1920, que si les socialistes et les communistes appartiennent peut-être à des partis frères, il s’agit de frères ennemis. Pourra-t-on éviter une rencontre des deux groupes ? Qu’en résultera-t-il ? Tout est à craindre.
Le 12, à 15 heures, le cortège socialiste se met en marche : 150 000 personnes. En tête, Léon Blum, Vincent Auriol. Une marée humaine s’avance vers la place de la Nation et défile sur le côté pair du cours de Vincennes.
Les communistes, eux, s’avancent… sur le côté impair. En tête de leur cortège : Cachin, Duclos, Vaillant-Couturier. Mais aussi André Malraux, Jean Guéhenno, Paul Langevin.
Ensemble, les deux cortèges parviennent place de la Nation. Chacun fait le tour de la place mais dans le sens inverse et l’un s’avance fatalement au-devant de l’autre. Est-ce là que va se produire le heurt redouté ?
Les voici à dix mètres, face à face, socialistes et communistes. Un temps d’arrêt.
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