C'était le XXe siècle T.2
qui connaissaient la vie privée de Kirov – savaient que l’assassinat trouvait son origine dans la jalousie d’un mari, mais personne n’aurait jamais accepté d’examiner l’affaire de plus près, car l’histoire du complot contre le Parti avait été accréditée par Staline lui-même et nul ne pouvait la contester impunément ». Celui qu’on a appelé le « maître espion » ajoute : « Les pièces à conviction relatives aux relations particulières de Milda Draule et Kirov, dont m’avait parlé ma femme et le général Leonid F. Raïkhman, alors chef du contre-espionnage à Leningrad, sont enterrées dans les rapports d’activités des indicateurs introduits par le NKVD dans les ballets de Leningrad. »
Pouvons-nous croire que Nikolaïev ait agi uniquement parce qu’il était trompé par sa femme ? Voilà qui est difficilement admissible. C’est faire abstraction de tout ce que l’on sait de lui et de l’enchaînement des circonstances qui ont précédé l’assassinat. La mentalité de justicier qu’il s’était peu à peu forgée ne peut être totalement effacée. Ses trois tentatives d’approcher Kirov ne peuvent être rayées de son histoire. Devons-nous tenir pour rien les révélations de Khrouchtchev ? Qui plus est, au moment où Nikolaïev a tué Kirov, Milda et lui étaient sur le point de divorcer.
On ne doit pas douter, en revanche, de cette autre information due à Soudoplatov qui, à elle seule, nous glace : « La famille entière de Nikolaïev, ainsi que Milda Draule et sa mère, furent abattues par un peloton d’exécution deux ou trois mois après la mort de Kirov. Milda Draule et son innocente famille ne furent réhabilitées que le 20 décembre 1990, quand la presse soviétique se fut emparée de l’affaire. »
Venger Kirov : tel est le leitmotiv qui, sur l’ordre de Staline, sera désormais répandu partout en URSS. Pour se débarrasser de ceux qu’il redoute ou plus simplement qu’il hait, la voie est libre devant lui. Largement. La grande terreur stalinienne va commencer. Au cours des quatre années qui vont suivre, les chefs politiques les plus prestigieux de la Révolution bolchevique seront accusés les uns après les autres d’avoir été les instigateurs du meurtre de Kirov. Ils seront exécutés. On cherchera partout les complices de ces prétendus criminels et on les trouvera : par milliers d’abord, centaines de milliers ensuite, millions enfin.
L’esprit humain a peine à imaginer que tant d’innocents aient pu payer de leur vie un crime auquel aucun lien, même ténu, ne les rattachait. Pour s’en faire une idée claire, j’aimerais que le lecteur se transporte à Moscou, en janvier 1934, lorsque le XVII e congrès vient d’élire son bureau.
Les nouveaux élus se réunissent pour la première fois. La plupart de ceux qui viennent y prendre place se connaissent : embrassades, congratulations. Voici pourtant un « nouveau » que la plupart découvrent : le jeune Nikita Khrouchtchev qui fait ses débuts dans la grande politique.
Comment Nikita ne dévisagerait-il pas avidement ses voisins dont un grand nombre sont à ses yeux des vedettes qu’il admire et sans doute envie ? Qui voit-il ? Sergueïev Mironovitch Kirov, si puissant et si populaire : avant la fin de l’année, il sera assassiné. Autour de la table, voici Ordjonikizé : il se suicidera en 1935. Voici Kouïbychev : il mourra dans des conditions mystérieuses en 1935. Voici Roukzoutak : exécuté en 1938. Kissior : exécuté en 1938. Tchoubar : fusillé en 1938. Eikhé : fusillé en 1940.
De 1928 à 1936, plus de quatre millions de Soviétiques mourront dans les camps et les prisons. Un million seront exécutés par fusillade ou balle dans la nuque.
Du 1 er janvier 1937 au 31 décembre 1938, trois millions mourront dans les camps et les prisons, deux millions seront exécutés.
Bien plus tard, n’ayant plus que peu de temps à vivre, Staline se laissera aller à une de ses rares confidences :
— Voyez-vous, nous vivons à une époque de démence…
Il n’aurait su mieux dire.
VII
Guernica
26 avril 1937
Soudain, à 4 heures et demie de l’après-midi, toutes les cloches de Guernica se mettent à sonner. Les entendre à une heure qui n’est celle ni d’une messe, ni des vêpres ou d’un salut, les habitants de cette petite ville basque savent ce que cela signifie : une alerte aérienne. Guernica ne dispose d’aucune sirène. En 1937,
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