C'était le XXe siècle T.2
Les syndicats rivaux entretiennent l’agitation. La droite supporte de moins en moins le désordre qui s’accroît. La gauche s’exaspère à constater que les réformes restent inopérantes. De plus en plus impuissant, le gouvernement décide, en 1936, de procéder à de nouvelles élections législatives. Ce qui va en sortir, c’est le Frente popular .
Pour la première fois, la gauche espagnole, traditionnellement divisée en d’innombrables courants et tendances, s’est unie. Au sein de la nouvelle majorité, on trouve la gauche républicaine de Manuel Azaña, l’Union républicaine de Martinez Barrio, l’Esquerra catalane de Companys, les socialistes de Largo Caballero et Prieto, les communistes de Diaz, le POUM – parti ouvrier d’unification marxiste –, sans compter les groupes isolés, notamment catalans. Les anarchistes et la Confédération générale du travail soutiennent également l’alliance.
Logiquement, le gouvernement du Frente popular devrait faire aboutir ces réformes profondes, toujours promises et toujours remises. En fait, si la gauche a obtenu la majorité des sièges au Parlement – une forte majorité –, le décompte des voix montre que, dans l’Espagne de 1936, la gauche et la droite s’équilibrent. La crise économique, partie en 1929 des États-Unis, a atteint profondément l’Espagne. Le désordre ajoute au marasme de la production. Au sein du gouvernement, certains estiment que la priorité doit être donnée à la remise en ordre de l’économie. Cependant que d’autres proclament que le moment est enfin arrivé d’une véritable révolution.
D’abord président du Conseil, Manuel Azaña va devenir, le 10 mai, président de la République. Le gouvernement que préside l’un de ses amis, Casares Quiroga, paraît plutôt modéré. Va-t-il mettre fin au désordre dont commencent à s’effrayer, dans les rangs mêmes de la majorité, des radicaux comme Alexandre Lerroux ? N’a-t-on pas vu les manifestants, en certaines villes comme Oviedo, ouvrir les prisons pour en faire sortir les détenus politiques – et libérer du même coup les condamnés de droit commun ? À Alicante, certains enthousiastes n’ont-ils pas forcé la porte de l’hospice pour « libérer les lépreux » ? Ceux-ci, d’ailleurs, soucieux d’être soignés, ont catégoriquement refusé de quitter l’hospice. Les campagnes s’agitent, en pleine anarchie. Les troubles vont partout croissant. De part et d’autre, les exactions individuelles se multiplient. À Madrid, à la suite d’un attentat commis contre un chef socialiste, des extrémistes de gauche incendient deux églises et le siège d’un journal. Un sous-lieutenant de la garde civile est assassiné. Lors de son enterrement, on tire sur le cortège : des morts et des blessés.
À la tribune de la Chambre, Calvo Sotelo, leader incontesté de la droite, va dresser le bilan de ces violences. D’abord, il énumère les pillages : cinquante-huit concernent des monuments publics, soixante-douze des établissements privés, trente-trois des domiciles de particuliers, trente-six des églises. Il passe aux incendies, cent soixante-dix-huit, dont cent huit d’églises. Il dénombre cent soixante-neuf émeutes, trente-neuf fusillades, quatre-vingt-cinq agressions, ayant fait soixante-quatorze morts et trois cent quarante-cinq blessés.
Ce qui déferle partout, du nord au sud, de l’est à l’ouest, c’est une vague d’anticléricalisme sans limite. Tel est le paradoxe de cette Espagne qui a été celle des Rois Catholiques et où le clergé, conduisant la lutte contre Napoléon, s’est acquis une popularité que l’on avait pu croire éternelle. Malheureusement, le même clergé, tout au long du XIX e siècle et au début du XX e , a trop ouvertement lié son destin au conservatisme le plus rétrograde. On s’est accoutumé à assimiler Église et réaction.
Dans ce courant exalté mais sincère où se jettent les Espagnols les plus déshérités, l’Église apparaît, au même titre que le grand capital, comme un obstacle majeur à la réussite de l’expérience socialiste. Avec cette différence que le grand capital reste par définition invisible. L’Église, elle, a ses édifices, ses prêtres, ses religieuses. C’est à eux que l’on s’en prend avec une fureur qu’il faut naturellement condamner mais qu’explique en partie le caractère espagnol, où foi, croyance, conviction s’accompagnent
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