C’était le XXe siècle T.3. La guerre absolue
nuque.
Déjà l’on se trouvait en présence d’un véritable synopsis. Pour le transformer en scénario dialogué, il n’était que de broder. À ces camps créés de toutes pièces, il fallait attribuer des commandants. Ils n’existaient pas ? On les a trouvés.
L’historien ne peut dissimuler son effroi quand il découvre que l’on a dû créer des rôles – et nécessairement les distribuer. Ainsi, à son corps défendant et, assurément, à sa grande surprise, V.M. Veteshnikov va-t-il devenir commandant du camp n° 1 ON. Ainsi sera-t-il flanqué d’un adjoint, l’ingénieur S.V. Ivanov, prêt à « témoigner » avec toute la conviction souhaitable : « Il nous était impossible d’envoyer des wagons sur la ligne de Goussino où les prisonniers polonais étaient les plus nombreux, cette voie étant déjà sous le feu de l’ennemi…»
Deux témoins ne suffisent pas. Il faut enfoncer le clou. On continue à recruter. Sur le fait déterminant de la présence des Polonais dans les camps, on va faire « déposer » deux institutrices, deux prêtres, un médecin, un cheminot, un ingénieur, un technicien-plombier, un comptable, le président du kolkhoze de Borok, un sous-chef de gare, etc.
Comment ne pas songer aux infortunés qui ont été choisis ? « Manifestement terrorisé », disait de l’un d’eux un journaliste occidental lors de la visite du 15 janvier 1944. Comment les autres, tous les autres, n’auraient-ils pas ressenti la même terreur au moment d’entrer dans une nasse dont ils savaient pertinemment qu’ils ne sortiraient pas ? Et de quelles prisons a-t-on tiré ces hommes qui, pour avoir accepté des fonctions officielles sous l’occupation allemande, partageaient nécessairement le sort des collaborateurs et des traîtres ? Les autres, conscients d’être désormais l’objet d’une vigilance qui ne se relâcherait plus, ont dû se demander s’ils seraient capables de retenir leur texte, s’ils ne se contrediraient pas, s’ils ne se troubleraient pas, bref s’ils seraient à la hauteur. On exige d’eux qu’ils disent : « Je le sais parce que je l’ai entendu. Je le sais parce que je l’ai vu. » Ils ne pouvaient avoir entendu puisqu’il n’y avait rien à entendre. Ils n’avaient pas vu puisqu’il n’y avait rien à voir.
Ils ne peuvent douter, en se pliant aux ordres du NKVD – comment faire autrement ? –, qu’ils en deviennent les complices. Sous Staline, les complices se changent facilement en gêneurs. Quel sort réservera-t-on aux gêneurs ? Qu’a dû penser le charpentier Kartochkine quand on l’a obligé à raconter qu’il avait vu, jusqu’à l’automne 1941, des Allemands pourchasser des officiers polonais évadés ? Il n’avait rien observé de pareil – et pour cause. Qu’a dû penser la femme de ménage A.M. Alexéeva qui, à Kosigory, travaillait à l’état-major du 537 e bataillon du génie allemand lorsqu’elle a dû dépeindre, avec des détails « révélateurs », une trentaine de prisonniers emmenés par une forte escorte d’Allemands ? Dissimulée « dans des buissons en contrebas de la route », elle est censée avoir entendu « des coups de feu isolés, bien caractéristiques ». Probablement ne connaît-elle même pas le sens du mot caractéristique. Elle n’en doit pas moins jurer que la chose s’est reproduite bien des fois : « souvent » elle a « vu » du sang sur les vêtements des Allemands. Qu’ont dû penser le paysan Kosselev, le charpentier Krisovertsev, le prêtre Oglobine qui tous sont censés avoir entendu « à plusieurs reprises des coups de feu tirés dans le bois de Kosigory » ?
La mise au point de la falsification a nécessité une figuration à grand spectacle. On est tout naturellement conduit à une question ultime : lors de la visite des journalistes occidentaux, ceux qu’on a amenés là avaient-ils répété leur texte avec les responsables du NKVD ?
Pour aller jusqu’au bout d’une telle entreprise, il a fallu un aplomb sans pareil. D’où le refus a priori du moindre débat. Ces camps imaginaires n° 1 ON, n° 2 ON, n° 3 ON, auxquels on tente de donner quelque consistance, on est bien incapable de les situer géographiquement. Quand, en 1944, les inventeurs de la fable les ont fait naître du néant, ils ont dû se dire que c’était bien tard. Quel dommage que l’on n’en ait pas eu l’idée en 1941, quand Anders et les siens
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