C’était le XXe siècle T.3. La guerre absolue
heures entières, c’était plaisanter, non pas répéter des histoires entendues quelque part, mais tout tourner en plaisanterie à chaque occasion et créer des situations drôles. L’ironie et le persiflage étaient son fort…»
Une de ses « plaisanteries » va tourner mal.
Mai 1936. La Sarre vient de réintégrer la nation allemande. Gerstein a été envoyé à Sarrebruck pour préparer le premier Congrès des mineurs allemands qui doit se tenir en septembre. On le charge d’envoyer des invitations et des billets de chemin de fer à des personnages importants. Ceux qui ouvrent l’enveloppe qui leur a été adressée découvrent avec stupeur que l’on a assigné à certains une place dans un « compartiment pour voyageurs accompagnés de chiens enragés », pour d’autres dans un « compartiment pour voyageurs atteints de maladies contagieuses ».
Ceux qui ont le sens de l’humour se contentent de sourire. Quelques-uns alertent la police. Aussitôt – l’occasion est trop belle – celle-ci perquisitionne chez Gerstein. On découvre chez lui plus de 1 000 enveloppes prêtes à être expédiées à de hauts fonctionnaires gouvernementaux ou judiciaires : elles contiennent des brochures interdites de son Église. On découvre aussi 7 000 enveloppes encore vides mais déjà revêtues de leurs adresses : celles de magistrats. Aussitôt, la police accuse Gerstein d’avoir diffusé des brochures « hostiles à l’État ». Grave inculpation. Gerstein reconnaît les faits et explique qu’il voulait faire connaître à ces fonctionnaires et à ces magistrats la réalité de la lutte entreprise par le régime contre les Églises.
Le 24 septembre 1936, à Sarrebruck, la Gestapo vient l’arrêter. Dès le lendemain, Elfriede, la fiancée de Kurt, annonce la nouvelle au pasteur Niemöller et le supplie d’intervenir. Les milieux dirigeants de l’Église sont alertés. Les interventions se multiplient. Au bout de six semaines, Kurt Gerstein est libéré. Disons qu’il s’en tire à bon compte mais il perd sa place dans les mines. En outre, il est exclu du mouvement hitlérien pour diffusion de brochures hostiles au parti et à l’État.
À cette décision, il fait opposition. Avec une platitude qui afflige, il rédige son autocritique. Il s’affirme plus hitlérien que quiconque, déclare qu’il a été poussé à agir à cause des conflits religieux dont il a été témoin et qu’il est revenu maintenant « entièrement dans la voie de la responsabilité nationale-socialiste ». Il ajoute qu’il a lutté de son mieux contre des entreprises juives. Devant le tribunal régional du parti, il jure qu’il allait détruire les brochures au moment où on les a trouvées. Au tribunal suprême du parti, il écrit : « Je me sens profondément lié au mouvement et j’ai l’ardente volonté de le servir, ainsi que l’œuvre d’Adolf Hitler, de toute ma force, de tous mes moyens et au prix même de ma vie. » Comme on comprend que la belle biographie que Saul Friedländer lui a consacrée souligne avant tout son ambiguïté (52) ! Certes, nous savons, par un frère de Kurt, que, si cette autocritique a bien été rédigée par lui, il l’a signée sous la pression de son père. Une lettre à la fiancée le confirme : « Ma famille me force presque au mensonge. » Est-ce la peur qui le fait agir ? Ou la volonté, pour mieux mener son combat, de continuer à l’accomplir sous le masque du militant hitlérien ? Ou peut-être encore – pourquoi pas ? – une attirance toujours réelle pour le national-socialisme ?
Si Gerstein n’a plus d’emploi, les soucis matériels lui sont épargnés. À Düsseldorf, il possède une part dans une entreprise familiale dont les revenus lui suffisent pour vivre. Il n’en apparaît pas moins si désenchanté qu’il songe, au début de 1937, à quitter l’Allemagne. Ce qui l’en empêche, c’est son mariage avec Elfriede, le 31 août de la même année. Il semble avoir sincèrement aimé celle qui va partager sa vie et lui donner trois enfants. Elle-même, profondément chrétienne, découvre dans la foi de son mari une raison accrue de bonheur. Elle se réjouit que son mari publie – à ses frais – des brochures religieuses sans s’alarmer, apparemment, du fait que celles-ci ne recèlent aucune critique du régime. Au cours des nombreuses conférences que Kurt prononce, il se garde de parler d’autre chose que de
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