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C’était le XXe siècle T.3. La guerre absolue

C’était le XXe siècle T.3. La guerre absolue

Titel: C’était le XXe siècle T.3. La guerre absolue Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Alain Decaux
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août 1942
    Devant le prêtre qui le dévisage avec une méfiance grandissante, l’homme se tient debout. Il est grand – 1,86 m – athlétique, châtain-blond. L’image même de l’aryen si fort en honneur au temps où, de Brest au Caucase, du cap Nord à la Sicile, les armées de Hitler occupent l’Europe.
    Or les paroles qui jaillissent de la bouche du visiteur sont inouïes. Là, au siège berlinois de la légation du Vatican, son débit s’accélère : il faut, il faut absolument que le nonce l’entende. Ce qu’il a vu, ce qu’il sait, le monde entier doit le découvrir. Ces Juifs que l’on arrête, que l’on envoie vers l’Est, ce n’est pas, comme le gouvernement allemand l’affirme, comme les populations naïves le croient, pour s’y voir enfermés dans des camps de travail. C’est pour être exterminés. Hors de lui, proche des larmes, il crie qu’il a vu – de ses yeux – les installations qui permettent d’exécuter, chaque jour, des milliers de Juifs. Il a vu mourir des hommes, des femmes, des enfants. Oui, des enfants. Des bébés dans les bras de leurs mères. Il a vu !
    Les mains de l’homme tremblent. Dans son regard se lit une horreur indicible. Il répète que cette abomination doit être connue de tous et qu’il lui faut donc rencontrer le nonce. Le pape, seul, pourra faire cesser cette atteinte sans exemple aux lois divines et humaines. Le pape !
    Ce n’est plus de la défiance qui se lit sur le visage de l’ecclésiastique mais de la réprobation. Il coupe court.
    — Êtes-vous soldat ?
    Interloqué, l’homme répond positivement. Dans ce cas, dit le prêtre, tout entretien devient impossible. Bien plus : il faut que le visiteur quitte sur-le-champ la légation de Sa Sainteté  (48) .
    C’est un homme accablé qui prend congé.
    Le premier témoin qui se soit proposé d’apporter la preuve que la solution finale de la « question juive » avait été mise en œuvre se nomme Kurt Gerstein. Officier dans la SS, il a prêté serment à Hitler et sa devise est celle de tous les SS : « Mon honneur s’appelle fidélité. »
    Ceux qui croient à la prédestination se demanderont peut-être si, dans son paradoxe, l’histoire de Kurt Gerstein ne renferme pas quelque logique. Certains y découvriront la trace de la folle incohérence de notre siècle. D’autres, persuadés que chaque homme est unique, se borneront à se demander pourquoi ce SS en est venu là.
     
    Quand Kurt grandit à Hagen, un contraste quotidien se déploie sous ses yeux : les combinats de la Ruhr, les complexes industriels, les cheminées qui soufflent sans répit les mêmes fumées coexistent avec des champs admirablement ordonnés et de somptueuses forêts  (49) . Aujourd’hui encore, à quelques kilomètres de Hagen, on montre le bois de sapins près duquel le jeune Gerstein campait avec ses éclaireurs. Tout près de là, voici les bâtiments du Kurt Gerstein-Haus , centre protestant de jeunesse, où de patients chercheurs centralisent informations, témoignages, documents sur celui qui se voulut « espion de Dieu  (50)  ».
    Ce Rhénan de naissance, sixième de sept enfants, est prussien de sang. Venu de Basse-Saxe, le père – magistrat – s’est engagé pendant la Première Guerre mondiale en même temps que trois de ses fils. L’aîné a été tué.
    Son frère Karl se souviendra que, déjà, on percevait en Kurt « quelque chose d’aventureux ». Un ami de jeunesse voit en lui un « idéaliste passionné… l’enfant terrible de sa famille ».
    Son attirance vers l’Église se confirme au cours de ses dernières années d’école. Les Gerstein sont membres de l’Église évangélique. Le Dieu de cette enfance ressemble davantage à celui, terrible, de l’Ancien Testament qu’à celui, pétri d’indulgence, de l’Évangile. Kurt a vingt ans quand, en 1925, il adhère à l’Association des étudiants chrétiens allemands. À Aix-la-Chapelle, à Berlin, à Hagen, il dirige des cercles chrétiens. Ceux qui l’ont rencontré à cette époque parlent de son rayonnement auprès des jeunes, de sa « fascination incroyable et difficile à décrire ».
    Au début de 1933, une forêt de drapeaux neufs fait battre le cœur de dizaines de millions d’Allemands. Des croix gammées éclatent sur fond de sang. Frénétiquement, on scande un nom : Hitler.
    La quasi-unanimité des Églises protestantes accueille favorablement l’avènement du national-socialisme.

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