C’était le XXe siècle T.3. La guerre absolue
bord – on s’entasse. Beaucoup de passagers les voient descendre devant eux sans pouvoir y prendre place.
La foule court dans tous les sens, cherchant une embarcation, n’en trouvant point. Un officier du Royal Marine , le lieutenant John Tillie, comprend qu’il faut mettre de l’ordre :
— Embarquez les femmes et les enfants d’abord !
Aux gardes polonais, il commande d’éloigner les Italiens qui veulent se précipiter les premiers.
D’autres tentent de mettre les radeaux et les flotteurs à la mer. On lance des échelles de corde, des cordages. Courageusement, les passagers commencent à les utiliser et se laissent glisser. En bas, ils ne trouvent qu’une mer noire, une obscurité opaque : c’est une nuit sans lune. Bientôt, des centaines d’hommes et de femmes s’essoufflent à nager en pleine mer ou se laissent flotter grâce à leurs gilets de sauvetage. Chargés à ras bord, les canots s’éloignent. Comme toujours en pareil cas, on assiste à des spectacles affreux : des Italiens qui tâchent de s’agripper aux bordages sont repoussés à coups de hache. Certains, les poignets sectionnés, retombent en arrière.
Sur la passerelle du Laconia qui s’enfonce inexorablement, le capitaine Rudolf Sharp assiste à la fin de son bateau. Il a fait de son mieux, ce bon marin, plus tout jeune et bedonnant, petit-fils de marin, neveu de marin, père d’officier de marine. Ce n’est pas la première fois qu’il fait naufrage. Le 17 juillet 1940, il commandait le Lancastria quand la Luftwaffe l’avait coulé. Cette fois encore, il a conscience d’avoir accompli tout son devoir. Il a veillé à l’évacuation, a fait transmettre d’abondants messages radio, annoncé la position du navire et précisé qu’un sous-marin avait coulé le Laconia .
Sur la passerelle en déséquilibre, le capitaine Sharp sait qu’il va mourir. La tradition et l’honneur le lui commandent. Une voix s’élève derrière lui, celle du capitaine George Stell, son second :
— Je reste avec vous, commandant !
Ballottés par la mer, entassés dans les canots, cramponnés aux radeaux, les naufragés voient le Laconia se dresser tout droit. À 21 h 25 GMT, il s’enfonce d’un seul coup, dans un grondement accompagné de sifflements stridents.
L’homme qui vient de couler le Laconia , Werner Hartenstein, est un capitaine de corvette de trente-trois ans. Il commande le sous-marin allemand U 156 , un beau bâtiment lancé en octobre 1941 et dont l’équipage est composé uniquement de volontaires. Ils font une confiance aveugle à ce sportif toujours vêtu, même en pleine canicule, de façon irréprochable. Il suffit de considérer, sous la casquette blanche, son large front, son nez en bec d’aigle, ses yeux enfouis dans les orbites et ses joues creuses pour comprendre les raisons de l’autorité dont il jouit. Il a choisi sa voie au moment où le traité de Versailles ne laissait à l’Allemagne qu’une marine fantôme. Parmi les six cents qui se présentaient alors, on n’acceptait par an qu’une dizaine d’élèves officiers. Après avoir échoué en 1926, Werner a été reçu en 1928. Il a d’abord navigué comme simple marin. Après quoi, il est passé aspirant, puis officier.
L’ U 156 a quitté Lorient le 15 août 1942. Mission : doubler le cap de Bonne-Espérance, gagner le canal de Mozambique et couler tout navire portant les couleurs de l’ennemi. Dans l’Atlantique, l’ U 156 ne se sent pas seul. Quatre autres sous-marins naviguent de conserve, ratissant en quelque sorte l’océan et nettoyant un secteur de mer sur 50 milles (83) .
Le 12 septembre, à 11 h 37 (heure allemande), l’homme de garde du sous-marin, sur bâbord arrière, donne l’alerte : « Une fumée à droite, 230 ! »
Aussitôt, Hartenstein commande de passer de la vitesse de croisière – 10 nœuds – à 16 nœuds. Conformément aux instructions de l’amiral Dönitz, on navigue presque toujours en surface : « Ne plonger que pour assurer la sécurité du submersible ou pour attaquer de jour. Plonger, c’est faire tomber la vitesse du bâtiment à 7 ou 8 nœuds. » Peu à peu, dans l’après-midi, on gagne sur le navire inconnu. À 15 heures, Hartenstein distingue nettement sa haute cheminée et ses superstructures : celles d’un paquebot ennemi, sans doute anglais. Un transport de troupes ? Peut-être. Dans ce cas, ce bateau est armé. On attaquera donc à la tombée de la nuit,
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