C’était le XXe siècle T.3. La guerre absolue
Parisiens qui ont vécu sous l’Occupation se souviennent de ce groupe d’immeubles luxueux, construits peu de temps avant la guerre en lisière du Bois de Boulogne et dont le camouflage ressemblait à une provocation. Peints en vert, avec des lignes brisées noires, ces immeubles cherchaient à se fondre dans les frondaisons du Bois. Là, au n° 2 du boulevard Suchet, s’était installé l’état-major de la Marine allemande. Là résidait le vice-amiral Dönitz, commandant de l’arme sous-marine : responsabilité écrasante pour cet homme de cinquante ans, mince, sec, avec un visage dur, volontaire, des yeux bleus au regard dominateur.
Cette nuit-là, Dönitz dort. Le téléphone l’éveille. Il décroche, reconnaît la voix du capitaine de frégate Gunther Hessler, son gendre et collaborateur immédiat. Celui-ci vient de recevoir le message d’Hartenstein et a pris sur lui de réveiller l’amiral. Réaction immédiate de Dönitz : « Je vous attends. »
Quelques instants plus tard, Hessler lui apporte le message. Dönitz le lit puis renvoie Hessler. II veut rester seul. Toutes les solutions qui se présentent à lui tournent autour de ces 1 500 Italiens. Sans doute aurait-il mieux valu que Hartenstein ne perçût point leurs appels, mais il les a entendus. Que faire de ceux qu’il a commencé à repêcher ? Les rejeter à la mer ? Ce serait son devoir, à lui Dönitz, de l’ordonner. Il est chargé de gagner la guerre. Avec tous ces naufragés à bord, l’ U 156 ne peut naviguer avec la rapidité nécessaire. Donc il devient une proie pour l’ennemi.
Telle est la voix de la raison, mais Dönitz est un marin. Il existe des perspectives qu’un marin ne veut même pas envisager. Dönitz se rassure lui-même. Il suffit de donner un ordre : « Demeurez toujours parés à plonger. » Même avec quatre-vingt-dix naufragés à bord, le bâtiment peut naviguer, manœuvrer, plonger. La solution consiste non pas à jeter des gens à la mer mais à aider Hartenstein. De sa main, l’amiral va rédiger l’un des plus singuliers messages de l’histoire de la dernière guerre : « Schacht groupe Eisbär (Ours blanc), Würdemann, Wilamovitz, allez immédiatement vers Hartenstein à Qu. F.F. 7721 toute vitesse – Schacht et Würdemann donnez, position. »
Cela veut dire que Dönitz ordonne à trois autres sous-marins allemands de se porter vers l’ U 156 pour aider Hartenstein à sauver des naufragés. À 3 h 45 du matin, l’amiral Dönitz se recouche.
Le message s’adresse à l’ U 507 , commandé par le capitaine de corvette Harro Schacht, trente-trois ans, un marin de carrière, fort peu national-socialiste ; à l’ U 506 , commandé par le lieutenant Würdemann ; à l’ U 459 , commandé par le capitaine de corvette von Wilamovitz-Möllendorf. Schacht a déjà capté à 22 h 15 le message de Hartenstein annonçant qu’il avait coulé le Laconia et que, malheureusement… De sa propre autorité, Schacht a décidé de « donner un coup de main » à Hartenstein. Quand, à 3 h 55, il reçoit l’ordre de Dönitz, il répond aussitôt : « À 15 nœuds, je me dirige vers le point du torpillage dont je suis éloigné de 750 milles. Peux m’y rendre en deux jours. Schacht. »
Même réaction pour Würdemann qui, lui aussi, a déjà mis le cap sur le lieu du torpillage du Laconia . Dès la réception du message de Dönitz, il augmente la vitesse et fait préparer son sous-marin à recevoir « beaucoup de monde ». Le cuisinier se met à faire de la soupe en grande quantité.
En recevant le message de l’amiral, le capitaine von Wilamovitz-Môölendorf a voulu d’abord calculer sa propre position. Elle se révèle beaucoup trop éloignée de celle du Laconia . S’il s’y rend, il consommera une trop grande quantité de carburant et il arrivera quand tout sera fini. Il décide donc de conserver son cap sud-est et sa vitesse normale de 8 nœuds. Officier pragmatique, Wilamovitz sait que Dönitz lui donnera raison.
Dimanche 13 septembre, le jour se lève, l’ U 156 navigue toujours à vitesse réduite, crochant dans la mer les naufragés les plus en péril. À cette heure, le sous-marin a recueilli 193 hommes et parmi eux 21 Anglais. Hartenstein sait maintenant que deux autres sous-marins font route vers lui. Il sait aussi que Dönitz, ses ordres le prouvent, approuve sa décision mais, le jour venu, il mesure aussi, horrifié, l’ampleur de la catastrophe.
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