C’était le XXe siècle T.4. De Staline à Kennedy
I
Exodus
18 juillet 1947
Soudain la nuit cesse d’être la nuit. L’ Exodus jaillit en pleine lumière. À 2 h 30 du matin, le vendredi 18 juillet 1947, le destroyer britannique R 36 vient, dans le feu de ses projecteurs, de capter le vieux vapeur chargé de Juifs.
Sur le pont de l’ Exodus , les passagers aveuglés cachent tant bien que mal leurs yeux. Du côté du R 36 , on découvre, se découpant sur l’encre de la nuit, les moindres détails du navire repéré : les tôles mal repeintes, les creux et les bosses, les rafistolages hasardeux.
L’équipage de l’ Exodus n’a guère le temps de s’interroger. Du pont anglais, un haut-parleur à la limite de la saturation vocifère :
— Stop your ship ! You are in the palestinian waters !
Traversant les hublots, la coque, les parois, la voix réveille brutalement les passagers. Pour ceux qui ne connaissent pas l’anglais, l’avertissement va être réitéré en allemand, en polonais, en yiddish :
— Arrêtez votre navire ! Vous êtes dans les eaux palestiniennes !
Du pont de l’ Exodus , une réplique jaillit, colère dérisoire, porte-voix contre haut-parleur :
— Menteurs ! Bande de menteurs, vous êtes dans les eaux internationales ! Vous n’avez pas le droit de nous arraisonner ici, foutus pirates que vous êtes !
Le haut-parleur britannique écrase tout :
— Je vous préviens que, si vous continuez, ce sera mon devoir de vous aborder, de vous arrêter et de vous remorquer à Haïfa. Quelle est votre réponse ?
Le porte-voix renonce. C’est de la cabine radio que la réponse va être transmise :
— Sur le bateau Exodus , il y a plus de 4 500 personnes, hommes, femmes et enfants dont le seul crime est d’être nés juifs. Nous nous rendons dans notre pays en vertu de notre droit et sans la permission de qui que ce soit. Nous n’avons rien contre vos marins et vos officiers. Malheureusement ils ont été désignés pour exécuter une politique qui n’aura jamais notre accord. Car il n’est pas question pour nous de reconnaître une loi interdisant aux Juifs de regagner leur patrie. Nous sommes les derniers à souhaiter une effusion de sang. Mais vous devez comprendre que nous n’accepterons pas d’aller de notre plein gré dans un camp de concentration, même s’il est britannique. Il est de mon devoir de vous avertir que vous serez personnellement responsables de toute agression armée contre des civils sans armes. J’espère que vous vous comporterez selon les normes humaines les plus élémentaires (1) .
De nouveau, dans la nuit, le hurlement du haut-parleur. La voix du commandant :
— Désolé, mon vieux, mais nous ne faisons que suivre nos instructions. Préparez-vous à recevoir un commando de prise. Et laissez-vous remorquer jusqu’à Haïfa. Ne résistez pas, je le répète, ne résistez pas !
Seule réplique qui puisse faire taire ce mépris, le commandant de l’ Exodus déclenche sa sirène : cri strident qui est un appel. À qui s’adresse-t-il ? Aux 4 500 Juifs entassés à bord ? Aux marins britanniques ? À la conscience internationale ?
L’équipage du R 36 n’a pas le temps de s’interroger. À l’appel de la timonerie, les machines de l’ Exodus s’emballent. Le vapeur bondit en avant. Après tout, la Palestine n’est pas si loin. En forçant ainsi l’allure, peut-être pourra-t-on échapper au piège prêt à se refermer. Le fond plat du bateau, construit pour naviguer en rivière, lui permet de s’engager en eaux peu profondes. S’il glisse entre les récifs, le R 36 ne pourra pas suivre. L’espoir gonfle les cœurs des passagers de la dernière chance. Pas longtemps.
Un second destroyer britannique apparaît à tribord.
Quand, en 1895, a paru un livre intitulé L’ État juif , œuvre de Theodore Herzl, écrivain israélite hongrois de trente-cinq ans, les pogroms se multipliaient en Russie. En Allemagne et en Autriche, l’antisémitisme se donnait libre cours. L’affaire Dreyfus déchirait les Français. La démonstration développée par Herzl se voulait simplement logique : un émigré persécuté dans un pays d’accueil gardait la ressource de rejoindre sa patrie d’origine. Les Juifs – eux – avaient perdu la patrie de leurs ancêtres. Ils devaient la retrouver. Il faut croire que ce raisonnement était convaincant car, dès lors, les choses sont allées incroyablement vite.
Deux ans après la publication du livre de Theodore
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