C’était le XXe siècle T.4. De Staline à Kennedy
Marshall. Or, depuis le 12 juin, le Président Warfield , revenu d’Italie, se trouve au mouillage à Port-de-Bouc, dans les Bouches-du-Rhône.
Pour la communauté juive de Palestine, le problème de l’immigration ne représente rien de moins qu’une question de vie ou de mort. En premier lieu, il faut, tant que faire se peut, dépasser en nombre la communauté arabe. C’est à ce prix seul que l’on obtiendra de l’ONU la reconnaissance de l’État indépendant d’Israël. En outre, pour la gigantesque tâche projetée – la mise en valeur de territoires rendus depuis des siècles au désert – on a besoin de beaucoup de bras. Donc, on recrute. Le Président Warfield n’attend pas seulement des personnes déplacées mais des volontaires. Tous ne viennent pas des camps. Par exemple, cette Juive de Tunisie, Arlette Guez. À vingt ans, elle vient d’arriver en France pour rejoindre son mari, Roger. Celui-ci lui a écrit : « Ne dis rien à personne, je n’ai pas trouvé de travail en France, rejoins-moi, nous allons partir pour la Palestine. » Quelques jours après s’être aperçue qu’elle était enceinte, elle s’est embarquée pour Marseille.
J’ai rencontré Arlette Guez. Je l’ai écoutée. Plus de trente ans après, les souvenirs de cette petite femme brune restaient d’une vivacité extrême. Quand elle parlait de l’ Exodus , la plaie saignait encore (3) .
C’est à Marseille que les Guez vont monter dans le camion qui les attend. Maintenant, ils roulent dans la nuit.
L’aube du 10 juillet 1947. Les Guez soulèvent la bâche pour tenter de lire, sur les bornes kilométriques, la direction vers laquelle on les achemine. Pas de doute : on se dirige vers Sète. Ce qu’ils découvrent, surtout, c’est que d’autres camions se sont peu à peu joints au leur. Derrière eux, devant eux, ils ne voient – file interminable – que des camions. Spectacle exaltant mais déchirant car, dira Arlette Guez, « ces hommes et ces femmes qui se pressaient comme nous sous les bâches ne possédaient plus rien au monde ». Ces camions arrivent de tous les coins de France et d’Europe. Leurs passagers ne peuvent exhiber que des faux papiers. Ayant déjoué toutes les polices, toutes les douanes, ils se retrouvent ensemble. Le même jour, à la même heure.
La veille au soir, le Président Warfield s’est amarré à Sète, à la place qu’on lui a assignée, poupe à quelques mètres du quai, proue face à l’avant-port. C’est Jules Moch qui a conseillé le port de Sète, fief socialiste par excellence et dont il est lui-même député.
L’un suivant l’autre, les camions virent sur le quai, s’arrêtent et déversent leur cargaison. Peu à peu, cela devient une foule qui va grossir jusqu’au-delà du crédible. Aucun désordre, pourtant. La manœuvre a été mise au point depuis des semaines. Des jeunes gens canalisent vers la passerelle les voyageurs de la dernière chance. On n’avance que très lentement. Sur le quai, des fonctionnaires français, installés derrière une table, vérifient un à un les papiers de chacun. Ceux-ci – quelle coïncidence ! – indiquent tous une destination unique : la Colombie. La vérité est que le consul de ce pays à Marseille a consenti à fournir 4 500 visas en vrac. Apparemment, cela n’étonne pas les fonctionnaires français. Comme tout le monde, ils savent bien qu’il s’agit d’une tragi-comédie à laquelle ils sont conviés à participer. Roger Guez a reçu un nom roumain et Arlette un patronyme espagnol. Les noms d’emprunt choisis par les organisateurs sont ceux de gens morts en déportation. Arlette Guez se souvient : « Ils en avaient des listes, afin de brouiller complètement les pistes et les identités. Nous portions donc tous le nom d’un mort, ce qui ajoutait à l’irréalité et à la pesanteur de ce moment. »
Alors, on attend. En général, un paquebot de la taille du Président Warfield reçoit 500 passagers à son bord. Comment s’étonner que l’embarquement ait, pour cinq fois plus, duré de l’aube jusqu’à 2 heures de l’après-midi ? À mesure que la matinée s’écoule, la chaleur s’accroît. Sur le port de Sète, nul abri pour se protéger. On fait la queue dans la fournaise. Ce qui surprend le plus Arlette Guez, habituée à l’impatience des Méditerranéens, c’est la passivité de cette foule : « N’importe où ailleurs les gens auraient commencé à s’impatienter
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