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Chronique d'un chateau hante

Chronique d'un chateau hante

Titel: Chronique d'un chateau hante Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Pierre Magnan
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château et, dans la nuit descendante, elle vit
devant elle un trou noir au lieu de la pièce d’eau qui dans son enfance
miroitait toujours au clair de la lune. La lune se levait au centre du ciel
mais l’étang était semblable à une orbite vide. Seuls de grands roseaux massues
occupaient l’espace, et on entendait au fond couler la source qui alimentait
autrefois le bassin.
    Les cinq
marches qui conduisaient au rez-de-chaussée étaient maintenant comblées de
manière à en faire un plan incliné bordé d’une murette. Les portes vitrées
crevées étaient béantes ou bien ouvertes à moitié et coincées par des détritus.
Il n’y avait âme qui vive ni autour de la bâtisse, ni à la grille démantelée,
ni sur le grand terrain vague hérissé de lécanores et de grands artichauts
sauvages aux fleurs bleues épanouies, où autrefois s’étalaient des boulingrins
bien entretenus et ponctués d’ifs taillés comme des ballerines, lesquels
offraient aujourd’hui leurs branches en désordre qui paraissaient crier au
secours. Sensitive traversa tout cela les yeux fermés pour ignorer le désastre.
    Elle
avait hâte d’aller contempler l’arbre que son aïeul lui avait tant recommandé
de saluer pour lui. Il dressait toujours sa taille démesurée devant le ciel
maintenant vert chou. Rien ne bougeait, sauf le frémissement silencieux du
chêne qui vivait sa respiration d’arbre en faisant le moins de bruit possible.
Depuis vingt ans qu’elle n’était plus venue se frotter à son écorce pour y
puiser la force que son intuition d’enfant lui supposait, l’arbre n’avait pas
changé, mais en observant mieux on distinguait au pied de son tronc gigantesque
des racines adventives que le sol ne pouvait plus cacher. Elles devaient déjà
exister un quart de siècle auparavant mais le sous-sol de calcaire que sa
croissance n’avait pu entamer avait obligé le chêne à révéler son énorme
soubassement. Ces racines saillaient couvertes de mousse, comme des muscles
bandés au ras du sol.
    Soudain
un roulement de tambour battant la générale brisa la paix du crépuscule au
lointain. Sensitive revint vers la terrasse. L’homme prédateur était descendu
de son échelle et avait disparu. Au loin, Forcalquier était livide sous la
naissance de la nuit. Sa forme initiale en couronne, avec la verrue de safre
qui la dominait, offrait sa protection au village de Mane à ses pieds.
    Au
premier plan, devant la terrasse, un espace tout nu, coupé par la Laye,
s’étendait depuis l’hôtel-Dieu (où l’on voyait clignoter aux fenêtres quelques
lumignons) jusqu’au château.
    Un étrange mouvement s’y faisait jour. Des flambeaux se déplaçaient le
long du parc depuis le village où brûlaient des feux de joie. Cette profusion
de torches éclairait des manœuvres qui déployaient une tente et la dressaient à
coups de maillet. D’autres montaient une estrade. Deux ou trois étaient en
train de dérouler une banderole entre les piquets de la tente sur laquelle
était écrit :
    La patrie est en danger
    Devant ce
décorum, cernés par douze porteurs de torche, trois tambours de ville battaient
la générale. Le peuple d’abord clairsemé puis de plus en plus nombreux
s’attroupait autour de cette attraction.
    Alors, on
vit s’avancer un carrosse cahin-caha qui s’ouvrait passage dans le pré inégal
comme s’il boitait, un carrosse sans armes sur les portières sauf un bonnet
phrygien hâtivement peint. Derrière la glace de ce coche, on distinguait une
jolie jeune femme portant un enfançon dans ses bras. Ce véhicule était suivi,
au bout d’un long licol, d’une vache laitière aux pis lourds et gonflés. La
voiture s’arrêta devant la tente dressée. Par le côté opposé à celui où se
tenait la mère dans la position d’allaiter, deux personnages maigres
descendirent. Ils étaient sanglés dans leur maigreur et l’épée au côté, haut
emplumés comme des coqs, ils portaient du tricolore à profusion depuis la
ceinture au nœud flottant jusqu’aux parements à galon. Ils escaladèrent les
trois marches de l’estrade. Les tambours disposèrent leurs instruments dans
l’herbe et vinrent s’installer devant la table où deux grands registres étaient
disposés surmontés de grandes plumes d’oie pour enregistrer les enrôlements.
    La foule
qui s’amassait était diverse et bien délimitée : les fils d’abord, jeunes
gars avides d’entendre ce qu’ils espéraient, et derrière,

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