Chronique d'un chateau hante
marchant lentement et
à bonne distance, des pères réticents qui redoutaient ce qu’ils allaient
entendre.
Les
tribuns n’attendirent pas que tout le monde fut assemblé. Ils commencèrent à
parler dans le brouhaha d’une foule inquiète qui s’interrogeait. Ils déposèrent
leur chapeau d’apparat sur la table et l’un d’eux, levant les bras au ciel,
cria littéralement :
« Citoyens !
La patrie est de nouveau en danger mortel ! Les fédéralistes, malgré
l’héroïsme de nos troupes, ont franchi la Durance et marchent sur Manosque. Les
traîtres qui ont livré Toulon aux Anglais vous menacent maintenant directement.
Vos fils, vos compagnes, ont tout à craindre de leur barbarie. Levez-vous en
masse pour les défendre ! Engagez-vous ! Engagez-vous ! Vive la
République ! Vive la Nation ! »
Ils
allaient répéter sous diverses formes ces objurgations et les étayer de mille
arguments. Robespierre Jeune était un redoutable rhéteur, prêt à balayer toutes
les objections d’un tranchant de main et à menacer d’un froncement de sourcil
ceux qui oseraient le contredire. L’ombre de la guillotine le soutenait comme
un tuteur un arbre, dans l’esprit de ses auditeurs. Personne désormais ne
pouvait oublier cet argument péremptoire des bâtisseurs de la nation. Les
manufactures d’Etat, qui livraient ces ingénieuses machines en deux points
seulement de la République, ne pouvaient plus tenir le rythme. L’un des deux
directeurs venait d’ailleurs, pour cause de tiédeur dans la production,
d’éternuer dans la sciure, comme on disait alors.
La notion
de patrie était toute nouvelle. Il avait fallu clamer partout qu’elle était en
danger pour la rendre concrète au bas peuple. Jusqu’ici la guerre était affaire
de nobles pour passer le temps, plus quelques morts de faim enrôlés pour
quelques sous uniquement dans le but d’orner de cadavres les champs de
bataille.
Mais il y
avait une espèce d’homme qui ne comprenait rien aux bienfaits de la
Convention : c’étaient les culs-terreux. Ceux qui, affranchis par leurs
seigneurs, quelquefois depuis un demi-millénaire, étaient propriétaires de leur
lopin.
Ceux-ci
n’avaient retenu qu’une chose de l’égalité promise et de la fraternité
virtuelle partout proclamée : c’était l’enrôlement de leurs fils, par
enthousiasme ou par persuasion, dans les armées de la République.
Ils ne
croyaient pas être plus menacés par les sicaires sanglants venus de pays
inconnus et dont le sang impur devait abreuver leurs sillons que par les noires
trames subtiles de leurs voisins mitoyens qui avaient du sang pur mais contre
lesquels ils éprouvaient des difficultés de bornage.
Il y eut
des scènes pénibles où les pères ramenaient à la ferme à grands coups de pied
au cul des garçons qui voulaient absolument se faire tuer pour la patrie et qui
venaient signer d’une croix sur un registre, leur engagement pour cinq ans au
lieu de s’atteler à l’araire pour nourrir la famille. Chemin faisant et à force
de bourrades, ceux-ci étaient traités de feignants tout au long du parcours.
Pourtant
ces culs-terreux avaient bien en tête qu’en agissant ainsi, c’était la
guillotine qu’ils risquaient, mais la légitimité de leur action confortait leur
héroïsme.
D’aucuns
offraient pourtant leur fils à la patrie qui n’eussent pas risqué pour elle un
poil de leur barbe, mais l’enthousiasme de la liberté menacée et l’éloquence
des tribuns emportait leur conviction.
Des
conversations outrageantes s’engageaient entre naturels parmi les soufflets et
les pieds au cul.
— Pourquoi
tu le laisses pas s’enrôler, ton fils ? La patrie a besoin de lui.
— Moi
aussi j’ai besoin de lui.
— Oui,
mais la patrie passe avant !
— Ecoute,
Antonin, pourquoi tu t’enrôles pas, toi ? Tu as que trente-cinq ans et tu
es gaillard comme un Turc !
— J’ai
des varices. Sans ça, tu penses !
— Tu
en as pas pour courir après les filles et les regarder pisser.
— Tu
m’insultes parce que je suis patriote !
— Moi aussi, je le suis. Seulement moi j’ai trois enfants en bas
âge et mon aîné est le seul à pouvoir enfoncer l’araire ! Tu viendras toi
peut-être, avec tes varices, me labourer le bien ?
Colas
subjugué avait abandonné le carrosse et sa maîtresse dès qu’il avait vu devant
lui l’appareil révolutionnaire installé dans le pré comme un théâtre illuminé.
Les couleurs
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