Chronique d'un chateau hante
égorger tout Paris !
Mais
elle y a manqué
Grâce
à nos canonniers !
À la
maison de l’angle, derrière les vitres, trois aïeules horrifiées, le nez contre
le carreau, se signaient devant ce spectacle. La Révolution qui paraissait
avoir abandonné dès Grenoble les fugitifs, ils la retrouvaient à Mane tout
aussi vivace.
Un
bruyant charroi de chevaux montés, de voitures disparates et un grand concours
de peuple à pied se hâtaient vers le parc des Pons de Gaussan qui tenait la
moitié du territoire de Mane, le reste ayant été affranchi depuis longtemps par
les ancêtres de Palamède le constructeur. Il y avait notamment un grand champ
de foire coupé par le cours de la Laye.
Il était
huit heures du soir en août et le soleil venait de disparaître à l’horizon.
La foule
ni le charroi ne prenaient le chemin de Gaussan. Tout le monde obliquait à
gauche le long de la Laye, la rivière communale, et s’éparpillait dans
l’immense prairie qui offre à la vue le château et ses terrasses.
Juchée
sur son siège de cocher (pour plus de précaution elle avait emprunté le bonnet
phrygien et la cocarde que portait Colas), Sensitive vit surgir devant elle le
château intact, ce qui lui porta un coup au cœur comme si le monument lui
disait : « Voilà ! Je suis là ! Tu m’avais cru
mort ? »
Sensitive
amena l’attelage jusqu’au pied du dernier remblai et mit pied à terre. Elle
s’assura que Colas dormait toujours et qu’il ne paraissait pas souffrir de sa
mésaventure. Au-dessous d’elle et au loin éclataient des ordres. Des faisceaux
de flambeaux éclairaient la scène. La foule s’amassait mais ça ne faisait pas
un grand nombre tant la prairie était vaste.
Sensitive
escalada les marches qui commandaient la grande terrasse. L’odeur particulière
de la maison s’imposa à ses narines. C’était un bon arôme familier qui mêlait
les senteurs de la soupe de légumes et celles du fumier frais de nombreux
chevaux. C’était une odeur souvenir et toute son enfance revint à la mémoire de
Sensitive : ses frères turbulents (où étaient-ils ? qu’étaient-ils
devenus après Valmy ?) ; le grand-père qui se déplaçait dans le parc
à l’aide d’une désobligeante à pédales pour épargner ses vieilles jambes.
L’engin grinçait comme un troupeau de paons avec lequel on le confondait quand
ils criaient « Léon » tous ensemble.
La
destruction de Gaussan avait bien été programmée mais la marche des événements
avait été foudroyante et simultanée.
Au début,
avec une rare constance, les quelque cinquante Manarains s’y attachèrent avec
conviction, mais c’est un travail considérable que de détruire un château sans
être payé pour cela. Il y faut une foi inébranlable en la nécessité de le faire
disparaître, une vindicte qui résiste au temps.
Quand
Sensitive parvint en haut de l’escalier qui commandait la terrasse de l’est,
elle put constater que l’ensemble de Gaussan était apparemment intact. Sauf les
vitres du rez-de-chaussée abondamment lapidées et presque toutes brisées.
Celles de l’étage n’avaient pu être atteintes.
Les inexorables
saisons avaient dispersé les démolisseurs. Les semailles, les moissons, les
vendanges, tenaient les hommes en leurs travaux indispensables s’ils ne
voulaient pas mourir de faim. Au besoin, quand ils prenaient leur dimanche pour
aller donner quelques coups de pioche aux murailles de Gaussan, les femmes leur
rappelaient d’un doigt impérieux que rafistoler la porte de la basse-cour était
aussi d’une urgence extrême si on ne voulait pas voir les renards manger la
poule au pot de Noël à notre place.
Aussi
devant les colonnes de Jean-Baptiste qui soutenaient le fronton du château,
Sensitive ne trouva plus qu’une échelle dressée contre la façade. Là-haut un
seul homme était occupé à marteler l’effigie de la déesse conduisant son char,
laquelle était trait pour trait la représentation de Gersande de Gaussan que
l’architecte avait follement aimée.
Sensitive
s’éloigna le long de la balustrade pour contempler le spectacle que la
transformation radicale du monde lui permettait d’observer en raccourci
au-dessous d’elle.
La nuit
venait. Au loin, la ville de Forcalquier à la lumière des rares quinquets
huileux de ses rues mal éclairées s’endormait paisiblement au rythme des
ronflements perceptibles par les croisées ouvertes.
La
marquise contourna la masse du
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