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Chronique d'un chateau hante

Chronique d'un chateau hante

Titel: Chronique d'un chateau hante Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Pierre Magnan
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servait de remise à foin jusqu’à mi-hauteur de la volute.
    Colas
revint. Sensitive éteignit le flambeau. Par les vitres crevées, la lumière de
la lune au zénith rendit au vestibule défiguré les dimensions de sa grandeur
passée.
    — Viens
t’asseoir près de moi, dit Sensitive. J’ai froid.
    — On
va m’appeler, dit Colas. Madame, j’appartiens à la patrie.
    — En
attendant, dit-elle, je te supplie de m’écouter. Tu es trop jeune. Tu dois
vivre. La révolution finira. Il y a deux mille ans que le peuple souverain se
révolte contre l’esclavage et que chaque fois on le remet en cage parce qu’il
n’est pas capable d’assumer la liberté. Il le sera dans cent mille ans peut-être !
clama Sensitive. Mais que t’en chaut ? Profite de la vie. Tu es seul.
L’homme n’est la matière première que de sa propre vie ! Tous les autres,
sauf moi, te passent autour sans te connaître, sans t’aimer, sans même savoir
que tu existes ! Ceux qui aujourd’hui sont opprimés seront les oppresseurs
de demain parce qu’ils seront plus intelligents, plus malins ou qu’ils sauront
mieux compter. Si tu crois à l’idéal tu mourras et tu ne seras qu’un petit tas
d’os que le temps réduira en poussière. Colas ! Crois-moi ! Personne
à ta place ne peut jouir de toi ! Personne ne pourra jamais vivre à ta
place les plaisirs que nous avons goûtés ensemble sur la paille l’autre nuit,
et pourtant nous avions tout perdu tous les deux.
    Pendant
qu’elle s’escrimait ainsi à lui souligner les bonheurs de l’existence, il
pensait : « C’est une aristocrate qui parle. »
    Tandis
que les chevaux broyaient bruyamment le foin au râtelier, Sensitive était
prosternée dans la paille. Elle avait envie que ce soit lui qui soit dans cette
position. C’est terrible de donner une leçon d’univers à un homme pour lequel
on n’a qu’un désir, c’est qu’il s’agenouille devant vous pour vous embrasser
les genoux et qu’il poursuive avec sa bouche les prémisses de l’amour dont vous
êtes si friande.
    Sensitive
comprit qu’il lui fallait user de tout son savoir, de tout ce qu’elle avait
appris des philosophes longtemps fréquentés et de Germaine de Staël dont elle
était sœur en lucidité. Elle lui dit que le bonheur ne se partageait pas avec
une multitude, qu’il ne pouvait se savourer que seul ; que la vie était
une chandelle vacillante à perpétuité et qu’il n’était même pas besoin d’aller
l’exposer volontairement pour la perdre bientôt. Elle lui fit miroiter la
beauté du monde, les matins et les soirs, le chant divin de la pluie sur les
arbres, les ressources infinies de la sensation et de la luxure. Mais à tous
les arguments qui tendaient à faire préférer la vie à la mort, Colas opposait
cette seule formule et se protégeait contre la tentation en se la répétant à satiété :
« C’est une aristocrate qui parle. » Les quelques idées simples que
les rhéteurs avaient agitées tout à l’heure faisaient pièce à toute raison. Les
paroles passionnées de sa maîtresse glissaient sur lui comme de l’eau sur
l’huile. La patrie était au-dessus d’eux, sévère, impitoyable, réclamant la
mort du croyant. Imaginaire, elle offrait la chair vive d’une femme de marbre,
quoique désirable.
    Contre
elle une simple amoureuse en tous ses attraits ne pouvait rien. Colas refusa
même le déduit qu’elle lui offrait, disant que c’était pour la dernière fois.
Non, il n’en voulait pas. Il avait peur, s’il cédait à la tentation, d’oublier
son engagement. Ses quinze ans intransigeants recherchaient encore la pureté.
    — Madame,
dit-il, vous êtes mon plus cher désir et vous serez mon plus beau souvenir mais
la patrie c’est ma mère. Comment voulez-vous que je trahisse ma mère ?
Elle est attaquée de toute part ! Je dois me faire tuer pour elle !
    Sensitive
s’aperçut alors que son amant parlait comme un livre. Il lui semblait lire
Jean-Jacques Rousseau en l’écoutant parler. À un homme qui parle comme un
livre, il est beaucoup plus difficile de faire entendre raison qu’à un simple
analphabète.
    Elle
finit par se taire, épuisée, à bout d’arguments. La fatigue l’emporta. Elle
s’endormit sur la paille telle qu’elle était. Alors il se leva sans bruit, il
effleura de ses lèvres le front de sa maîtresse.
    Dans le
grand pré le tambour battait la générale et des voix mal assurées chantaient La Marseillaise. Les

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