Chronique d'un chateau hante
contre
les quelques idées simplistes des rhéteurs de la République.
Au
bonheur concret et individuel qu’elle lui proposait en vivant tranquillement
avec elle, il avait préféré le bonheur collectif qu’il se promettait en mourant
pour la patrie.
Sa
révolte contre l’évidence la tint longtemps debout contemplant tristement cette
méchante gravure qui n’avait rien d’artistique mais la fatigue la terrassa d’un
coup. Elle s’affala sur le matelas nu et ne bougea plus.
Longtemps,
au matin, elle refusa de s’éveiller. Elle se tortillait tout habillée sur le
matelas brut, niant la lumière éclatante qui l’éblouissait par le jour déjà
haut levé. La conscience lui revint d’abord par la solitude immense qu’elle
percevait autour d’elle : plus ni père ni mère, ni frères. La famille tout
entière engloutie, dispersée par la Révolution, et ce lien infime, ce Colas si
tendre et si jeune qui l’avait ramenée saine et sauve ici. Ils avaient fait
l’amour à la désespérée, sans dire qu’ils s’aimaient, sans même le percevoir,
emportés dans le séisme où l’homme perdait tous ses repères, où il ne restait
plus, si quelqu’un était à portée, qu’à l’agripper, qu’à le retenir, qu’à
essayer à deux de ne pas se laisser engloutir sans avoir témoigné. L’Histoire
qui coulait en cataracte dispersait les débris de tous les souvenirs tendres
qu’elle charriait.
Il était
difficile, chargée de tant d’impressions outrageantes pour la mémoire, de
revenir à la réalité et d’y survivre. Sensitive se mit sur son séant. Elle se
sentait sale, dégradée. Sa philosophie ne lui servait plus de rien. Seul le
soleil insolent qui dardait par la fenêtre sans persiennes lui tirait de l’âme
une sensation cuisante, insupportable.
Alors une
ombre bienfaisante s’interposa entre elle et lui.
C’était
un homme au pied du lit dont elle finit par distinguer le visage. Un homme
glabre, sévère, sans sourire, avec des yeux sous de profondes arcades
sourcilières dont on finissait par comprendre qu’ils étaient bleus.
— Vous
avez le sommeil profond, dit cet homme, cela fait une heure que je vais et
viens sans précaution et pourtant sans vous éveiller. Je vous ai monté un seau
d’eau chaude pour vous laver. Vous devez vous sentir…
Il
s’arrêta net. Le mot « sale » qu’il était sur le point de prononcer
lui paraissait inconvenant.
— …
souillée ! acheva-t-il. Je vous ai aussi monté deux serviettes.
Il avoua
honteusement.
— Malheureusement
je n’ai pas de savon. Les temps sont difficiles, dit-il.
Il marcha
vers la porte.
— Je
vous ai aussi apporté deux cotillons. Les vôtres doivent avoir besoin d’être
lavés.
— Je
suis…, commença Sensitive.
L’homme
mit un doigt sur ses lèvres.
— Qui
vous êtes je le sais, dit-il. Moi on m’appelle Magnan. Lavez-vous, je
reviendrai tout à l’heure.
Il
disparut. Sensitive se précipita vers la souillarde qui dans son enfance tenait
lieu de cabinet de toilette. Il y avait toujours la table creusée en lavabo
mais la cuvette et le pot à eau en moustiers avaient été volés. Sensitive se
débarrassa de ses hardes. L’eau du seau était très chaude. Avec l’une des
serviettes elle se mouilla entièrement avec délices, fît couler le bain sur ses
épaules, sur son ventre, sur ses cuisses. Comment cet homme avait-il compris
que pour une femme retrouver les gestes de la propreté c’était retrouver le
monde du bonheur ? Cette sollicitude lui remplissait le cœur de
reconnaissance. Au fur et à mesure qu’elle se décrassait, son quant-à-soi, sa
dignité, refaisaient surface, reprenaient possession de son intelligence. Quand
elle en vint à finir le fond du récipient pour se laver sommairement les
cheveux, elle était entièrement redevenue elle-même.
L’homme
avait disposé au pied du lit un jupon de chanvre et un caraco de futaine. La
culotte était faite pour une personne sans coquetterie mais tout ça sentait la
lessive et le lavoir de ferme. Après tout ce qu’elle avait vécu, cette
simplicité paysanne comblait d’aise la descendante des Pons de Gaussan.
L’homme
revint comme elle finissait de s’ajuster. Par la porte qui était restée
entrouverte, il entra à l’envers, poussant le vantail avec son derrière. Quand
il fit volte-face, Sensitive vit qu’il avait les bras chargés des deux sacs
d’or. Ils n’avaient pas l’air d’ailleurs de lui
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