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Chronique d'un chateau hante

Chronique d'un chateau hante

Titel: Chronique d'un chateau hante Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Pierre Magnan
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toutes diverses. À pas lents Sensitive
défila devant elles. Les voix bougonnes ou aiguës d’autrefois résonnaient dans
sa mémoire et, devant ces vantaux refermés sur le vide, elle s’attendait qu’ils
s’ouvrent sur quelque cri de joie où quelque exclamation de colère.
    Il n’y
avait rien de tel mais soudain dans l’énorme silence où n’étaient même pas
perceptibles les signes de vie qui émanaient des chevaux au râtelier, soudain,
sans crier gare, l’ample mouvement que si souvent elle avait perçu dans son
enfance et qui était la marque de fabrique du château la frôla discrètement.
    Elle
n’avait pas oublié non plus ce bruissement caractéristique qui flottait dans
l’air ; bruissement si discret qu’on le percevait plutôt en son for
intérieur que dans les courants d’air qui imitaient, aux profondeurs des
corridors, un claquement de draps à l’étendage.
    Quand
elle avait demandé à sa mère – elle devait avoir quatre ans – ce que
c’était que ce froissement de jupes qui vous suivait partout, celle-ci avait
répondu avec calme :
    — Ah
ça ? Ce sont les sœurs martyrisées par les protestants. On leur a détruit
leur couvent et on les a passées au fil de l’épée ou brûlées vives, alors elles
font procession.
    La mère
de Sensitive, quoique de la branche cadette des Sabran, n’avait eu que
l’originalité de lui trouver ce prénom. C’était une grosse femme, laquelle,
nonobstant ses quartiers de noblesse, avait toujours l’air de sortir de couler
une lessive. L’imagination n’était ni son propos ni son idéal. Cette phrase
paisible, c’était tout ce que Sensitive avait pu tirer d’elle. Elle avait été
terriblement déçue par cette révélation. Son imagination s’était sentie
frustrée d’une plus grande histoire.
    Heureusement,
un jour, lorsqu’elle avait huit ans, juste avant de quitter Gaussan pour la
Cour, elle avait rencontré, sans étonnement, deux moniales qui devisaient avec
animation en faisant le tour de la pièce d’eau. Une seule chose avait paru
étrange à la fillette : ces religieuses évoluaient à deux coudées
au-dessus du sol.
    Les
enfants savent bien reconnaître partout les traces du mystère du monde et les
garder pour soi. Sensitive n’en parla à personne et longtemps – mais la
chose ne se renouvela jamais – elle guetta derrière les roseaux du bassin les
deux femmes aux longues figures graves qui se contredisaient avec animation
parmi l’éternité.
    Sensitive,
la tête levée, enregistrait ce bruissement avec une émotion attendrie. L’horreur
qu’il évoquait était usée par plus de deux siècles et s’était cristallisée en
pure légende. L’histoire devenue conte perd en route son pouvoir d’abomination.
« Il faudra que j’en parle à la baronne Staël, se dit-elle, cela fera bien
rire Germaine. »
    Elle
avait atteint la porte de sa chambre et n’osait en soulever la cadole. Elle s’y
risqua pourtant après de longues minutes. La pièce était intacte quoique nue.
L’armoire en citronnier et le secrétaire en marqueterie avaient disparu mais la
jolie tapisserie claire, faite d’une série d’étangs bucoliques bordés de saules
d’automne, était intacte. Personne ne l’avait souillée ni déchirée. Le lit
n’avait pas été enlevé. Il était simplement réduit à un matelas nu sans draps
ni oreillers. Le crucifix et le bénitier dont la marque était encore visible au
chevet avaient eux été dérobés, mais il restait au mur une piètre gravure en
sépia qui y était déjà suspendue à la naissance de Sensitive et peut-être de
tous les enfants qui s’étaient succédé avant elle dans cette chambre.
    Elle
représentait un ange à figure de femme dont les ailes déployées éclairaient
tout l’espace. Au pied invisible de cette allégorie, un homme jeune, imberbe,
nu, les yeux levés vers ceux de l’apparition, la regardait sans ciller. La
légende qu’on lisait malaisément au bas de ce chromo était explicite :
« Jacob, luttant contre l’ange avant qu’on l’appelle Israël. »
    La
gravure lui remit en mémoire l’échec cuisant que son intelligence venait
d’essuyer contre le pauvre Colas. Il n’y avait pas de proportion entre les deux
drames : celui qu’elle venait de vivre et celui que racontait naïvement la
gravure, mais le constat était le même : l’ange n’avait pas pu lutter
contre la logique implacable des hommes et Sensitive n’avait pu vaincre

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