Chronique d'un chateau hante
peser. C’était un homme trapu
avec de gros bras et de grosses cuisses. Il déposa délicatement son fardeau au
pied du matelas qui s’enfonça.
— J’ai
trouvé ça au pied d’un pilier, à l’écurie. C’est à vous ?
— Oui,
dit Sensitive.
L’homme
hocha la tête.
— Vous
savez, Sensitive, il faudra le cacher.
Au poids
anormal de ces deux sacs et au tintement qu’il avait perçu quand il les avait
soulevés, il avait compris que c’était de l’or.
— Comment
savez-vous mon nom ? dit la marquise.
— Vous
ressemblez à s’y méprendre à votre mère. Et vos cheveux sont aussi blonds que
les siens. Je suis votre frère de lait, dit-il. Ma mère nous a bercés ensemble.
La vôtre n’avait pas assez de lait. Ma mère vous a nourrie en même temps que
moi. Votre famille et la nôtre, c’est une longue histoire.
Il
s’approcha de la fenêtre et lui fit signe de le rejoindre.
— Vous
voyez, dit-il, cet arbre gigantesque ?
Il le
désignait du doigt par la fenêtre, qui faisait de l’ombre au château.
— C’est
pour lui que je suis revenue, dit Sensitive. J’ai tellement rêvé à son pied.
L’homme
hocha la tête.
— Vous
n’êtes pas seule, dit-il. Il y a cent ans, il était presque aussi grand
qu’aujourd’hui. Il y a cent ans, nous étions vos serfs à Pitaugier, la ferme
qui est au pied du coteau.
— Je
connais Pitaugier, dit Sensitive.
— En
ce temps-là, dit l’homme, Pitaugier existait déjà mais pas le château. Le chêne
était seul au milieu des ruines. Les ruines d’un couvent. Du moins c’est ce
qu’on m’a dit. Votre grand-père s’appelait Palamède, et le mien Antoine, comme
moi, et ils avaient dix ans tous les deux. Et la même passion pour cet arbre.
Ils venaient le voir, lui parler, le flatter. Chacun guettait avant d’en
approcher, savoir s’il était bien seul, le ridicule à cette époque ça tuait
autant qu’aujourd’hui et ils avaient bien peur de l’être tous les deux. Sauf
qu’un soir d’été mon grand-père s’est endormi sous l’arbre et que le vôtre l’a
trouvé et qu’il lui a donné un coup de pied pour le réveiller.
L’homme
prit une attitude théâtrale pour mimer la scène qu’il allait décrire et imiter
la voix qu’il fallait pour la rapporter, celle de son grand-père lui racontant
l’histoire. Elle avait dû, cette histoire, courir le long de la famille pendant
longtemps et chaque fois un peu sortir de sa réalité à chaque récit.
« Qu’est-ce
que tu fais là, manant ? avait dit l’enfant marquis furieux à l’enfant
serf.
— Je
rêve, avait répondu l’enfant serf à l’enfant marquis.
— Tu
rêves à quoi ?
— À
ça !
L’enfant
serf avait répondu en désignant l’arbre. Alors l’enfant marquis s’était assis à
côté du manant et il lui avait demandé :
— Tu
crois qu’on peut l’aimer à tous les deux ?
Et
l’enfant manant avait répondu naïvement :
— Les
rêves c’est pour tout le monde.
C’était
difficile d’être amis entre un manant et un marquis. Ils allèrent à l’arbre
séparément désormais mais en prenant toujours autant de soin pour ne pas être
surpris en contemplation devant lui. Puis ils sortirent de l’enfance. Le manant
à douze ans se mit à bêcher, à labourer, à récolter. Le marquis à quinze ans
fut envoyé à l’école de guerre. Et puis il revint à Mane et déjà il n’avait
plus qu’une jambe. Et il se mit à construire l’hôtel-Dieu et puis le château et
un jour il arriva chez mon manant qui avait le même âge que lui. Il brandissait
un papier.
— Voilà,
Antoine, je te fais libre ! Tu ne me dois plus rien. Tu peux t’en aller,
rester ou bourlinguer mais tu es libre !
— Mais
je peux toujours aller voir l’arbre ?
— Sûr !
dit le marquis, et même nous irons ensemble !
Et ils
s’embrassèrent. »
L’homme
se tut et se leva précipitamment. Il venait de s’apercevoir qu’il s’était assis
sur le matelas à côté de Sensitive et qu’il avait gardé sur la tête son chapeau
qu’il ôta tout de suite.
— Voilà,
dit-il. J’ai remisé le carrosse au cellier. Il vaut mieux qu’on ne le voie pas.
Je vais m’en aller et rentrer à Pitaugier. J’ai averti ma mère de votre retour.
J’ai eu toutes les peines du monde à l’empêcher de venir vous embrasser. Elle
vous a préparé à déjeuner. Tout à l’heure vous viendrez à pied jusque chez
nous. Avec ces oripeaux, vous ne
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