Chronique d'un chateau hante
attendit longtemps, il ne savait quoi. Peut-être que Gaussan réveillé
se fût sauvé, mais il y avait maintenant une heure que l’explosion avait eu
lieu et la fumée s’était dissipée.
— Vous
avez entendu, cette nuit, cette explosion ?
C’était
Christine matinale qui faisait prendre le sein à son dernier tandis que
Sensitive descendait l’escalier et que les trois autres enfants se
précipitaient vers elle car elle était devenue grand-mère gâteau et ses
descendants l’adoraient.
Elle fit
signe que oui car elle était en train de répondre aux souhaits du matin.
Palamède
allumait tranquillement sa pipe de faïence en contemplant la neige qui
maintenant tombait dru. Il baissa les yeux.
Glissée
sous la porte et fermée d’un sceau de cire grossier, une lettre aplatie au sol
inscrivait son énigme. Palamède la ramena et la porta à sa mère tout en lisant
la suscription à haute voix.
— Madame
la marquise Sensitive Pons de Gaussan au château ! énonça-t-il. On vous
écrit de bonne heure, ma mère !
Sensitive ouvrit la lettre. C’était une écriture claire et sans fautes.
L’homme qui avait rédigé ce billet avait médité sur la vie, à défaut de l’avoir
comprise.
Madame, je profite du passage de Napoléon dans les parages pour courir
m’engager parmi ses fidèles sept ans dans l’armée avec l’espoir d’y être tué.
Non que cet état me plaise mais comme j’ai peur de la mort et ne peux me la
donner moi-même, je ferais tout pour périr dans une bataille. (Napoléon en a
plusieurs en tête.) Madame, j’ai eu grâce à vous ma grande part de bonheur sur
cette terre. Vous m’avez laissé vous aimer. J’y penserai jusqu’au bout et votre
visage et votre corps seront avec moi pour tout le reste de mes jours. Madame
j’ai tué un homme sciemment. Je ne m’en serais jamais cru capable. L’ai-je fait
pour vous ou pour cet arbre que vous aimez tant ? Je ne sais. Vous avez
été la seule femme de ma vie et j’ai continué à vous aimer bien après que vous
ne m’aimiez plus. Adieu madame.
— Une
mauvaise nouvelle ? s’enquit Palamède.
— Non,
dit Sensitive. Vous ne verrez plus Antoine, c’est tout. Elle pleurait sans se
cacher, sans honte, et le visage fièrement levé.
7
C’est à
moi, Félicien Brédannes, qu’il appartient de raconter la fin de cette histoire.
Mes ancêtres sont établis herboristes de père en fils, à Forcalquier depuis
quatre cents ans.
Je suis
l’inventeur du célèbre Baume Félicien, spécifique de toute sorte d’arthrose,
lequel, à mon grand étonnement, fait des prodiges. Il redresse les vieillards
courbés, il facilite la claudication aux paysans dont les vertèbres sont
embouties par la compression chaque jour exercée de soixante ans
d’efforts ; soixante ans à tutoyer en l’insultant cette glèbe truffée de
galets ronds, en pente douce semble-t-il, mais c’est une illusion. Elle oblige
l’homme à la couper de murets pour la retenir. Dame ! Soixante ans de ce
régime, ça vous transforme l’épine dorsale en une colonne de pierre incapable
de se plier pour seulement lacer les chaussures !
On le
recommande même, mon onguent, quoique avec moins de succès, pour les scolioses
précoces qui rendent les hommes boiteux plus difficiles à marier.
Mais pour
que ce baume méritât, comme il le fit, d’entrer dans la légende jusqu’à figurer
sur chaque cheminée de ferme, entre le cache-maille en faïence à l’effigie de
Napoléon et le sacro-saint Raspail, il fallait y ajouter le miracle. Il y
parvint sur les foires parmi les hommes imbibés d’alcool qui se la contaient au plus juste au coin
des carrefours en magnifiant leurs exploits d’alcôve.
Le bruit
se répandit, et ce bruit-là est toujours difficile à étouffer, que le Baume
Félicien possédait des vertus aphrodisiaques. Des bellâtres de cabaret
l’attestèrent devant des absinthes dont certaines, convenablement aromatisées,
étaient aussi de mon fait.
À partir
de là, je n’eus plus besoin de me faire de la réclame. Le beau mot
d’aphrodisiaque courait les comptoirs d’estaminets et mon flacon inimitable,
couleur bleu marine fermé d’un bouchon à forme de violette, trônait lui aussi
sur les cheminées.
Je me
gardais bien d’en parler jamais et, quand on l’évoquait devant moi, je haussais
les épaules et détournais la conversation mais tous les trois mois, désormais,
il me fallait fréter mon corbillard céruléen
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