Chronique d'un chateau hante
Cette contradiction l’avait si
radicalement transformée que tandis qu’elle goûtait de nouveau les plaisirs en
mes étreintes, soudain au milieu d’un orgasme, elle s’éteignait comme une
bougie qu’on souffle. Elle m’écartait alors violemment d’elle pour cacher sa
tête dans l’oreiller.
Elle
demeurait aussi mélancolique en sa vie ordinaire. Elle n’avait plus d’éclairs
de joie comme je lui en avais connu autrefois. Elle ne partait plus à cheval
courre les bois et j’avais toujours peur qu’elle s’y heurte au fantôme de
Zinzolin, au croisement de quelque sentier.
Mais non,
elle suivait maintenant sagement les allées du parc et quelquefois poussait jusqu’à
Dauphin voir s’achever les travaux de la gare qu’on y construisait en même
temps qu’on prolongeait jusqu’à Forcalquier cette merveille des temps
modernes : le chemin de fer. Je l’accueillais au pied de l’escalier,
guettant si ces escapades avaient quelque chance de la guérir, mais si elle
souriait avec bonne volonté pour me remercier de la soutenir, le fond de sa
pensée demeurait morose et sa vie sans attrait.
Mon
attachement pour elle, qui n’avait d’abord été que la convoitise de son corps
et des ressources infinies de sa sensualité, quand elle réussissait à renoncer
à ses souvenirs, se cristallisait maintenant, se décantait, se métamorphosait
en une osmose très fraternelle avec son malheur et le regret de ne pouvoir le
vivre à sa place. Ma nature profonde, qui fut toujours d’essayer de dévier le
destin des êtres que j’ai aimés, ici se heurtait au pied de nez de la
tradition, laquelle tenait absolument à ce que l’inceste apparût à sa victime
plus qu’un péché mortel. Ce fut le seul combat de ma vie où mon égoïsme ne
triompha pas de ma compassion.
Il va
sans dire que ce combat était perdu d’avance car ma lucidité m’interdisait de
me mettre à la place d’Aigremoine, m’inclinant plutôt à considérer l’inceste
(parmi tant d’autres déviations) seulement comme la manifestation du désordre
de la nature, indifférente aux stratagèmes que les hommes ont imaginés pour lui
échapper.
Je
considérais la chose avec – comment dire ? – légèreté. Je la
concevais avec l’indifférence scientifique d’un entomologue et dans l’optique
sidérale du point de vue de Sirius que j’avais adoptée une fois pour toutes,
depuis très très longtemps. En somme, j’étais trop armé par mon scepticisme
pour être un consolateur. J’en appelais sans cesse à la logique des choses, ce
dont les inconsolables n’avaient que faire.
Cette
philosophie me rendait inapte à la compassion et je devais me juger à tous les
instants pour la considérer objectivement. Je me disais : « Et si ça
t’était arrivé à toi ? » J’imaginais ma très sainte mère, veuve à
trente ans et qui n’avait jamais plus touché à la volupté. Il n’y avait rien à
faire : au sombre visage d’Aigremoine en proie à son obsession, je n’avais
à opposer que mon visage riant, heureux de vivre, contemplant la nature avec
émerveillement et mon prochain avec bienveillance.
Heureusement,
entre ma femme et moi, il y avait l’intercession de l’incomparable Julie, sa
femme de chambre. La mère d’Aigremoine avait donné à sa fille, lorsque celle-ci
avait quinze ans, cette pauvresse de son âge qui croupissait dans une ferme
misérable de la plaine de Mane, benjamine de onze enfants et souffre-douleur de
ses frères et sœurs.
Ce fut un
mariage d’amour. Aigremoine avait horreur de la viande, Julie en manquait
terriblement, comme de lait, de pain et de soupe. Aigremoine l’obligeait à
manger tous les biftecks et toutes les ailes de poulet que sa condition
d’aristocrate la contraignait à ingurgiter pour être à l’honneur du monde. La
Rosemonde, femme de Hilarion, cuisinière au château, n’y voyait que du feu et
se réjouissait que sa cuisine réussisse si bien à la fille de ses maîtres.
Celle-ci
était souvent seule au logis. Le comte de Gaussan soignait sa carrière
politique (il était constamment réélu député de sa circonscription),
l’ancienneté de sa noblesse l’avait conduit à la pairie. D’abord inconditionnel
de Napoléon III puis, après la chute, fervent soutien de la cause
d’Henri V, jusqu’au jour où tout fut englouti parce que cet imbécile
refusa de substituer le drapeau tricolore aux armes des Orléans.
Quant à
la comtesse, née Éléonore de
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