Chronique d'un chateau hante
Même que j’ai failli me faire écraser par un train pour la
voir ! Les rails de la gare passent juste à côté de la colonne où elle est
poinçonnée.
Il était
cinq heures de l’après-midi à Gaussan. Je venais de recevoir une leçon
d’Antiquité. Mais entre ces quatre mille ans qui nous séparaient de l’instant
où cette mer, comme disait Tempier, avait été coulée dans le bronze, l’âme
humaine avait eu à peine le temps de croire et de douter de ce qu’elle
évoquait, de ce qu’elle représentait.
Et moi, il me fallait maintenant persuader Aigremoine, puisque la foi
que je proclamais n’était pas transmissible jusqu’à elle, que cette preuve qui
gisait dans notre jardin était vraiment irréfutable.
Dès le
lendemain, je me plongeai dans un dictionnaire ancien tiré d’une pompeuse
bibliothèque vitrée et soigneusement close, laquelle ne devait jamais être
consultée si j’en jugeais par la poussière saupoudrant les volumes, les toiles
d’araignée embusquées à tous les angles et le cri plaintif que fit entendre la
serrure lorsque je tournai la clé dans le pêne. À l’article « mer »
(ça remplissait cinq colonnes, plus celles de la lune), timidement, tout en bas
de l’article je lus : « mer d’airain, cratère de bronze que
Salomon fit placer dans le Temple de Jérusalem. » Un point c’était tout.
Il y avait une gravure sur le côté, encore plus timide, grise, plate, sans
attrait. Elle représentait une grande cuve à rebords, historiée d’un bas-relief
sur son pourtour représentant lui aussi des attelages à l’araire, soutenu par
quatre trios de bœufs cornes hautes et tous semblables. La différence entre la
gravure et la statue que nous venions de déterrer c’était le nombre de bœufs :
l’image représentait des trios et celui qui trônait au bord de mon bassin aux
cygnes en comportait quatre.
Je replaçai le volume abasourdi. Je revoyais en imagination le chemin
parcouru par cette œuvre d’art jusqu’aux racines de mon arbre ; il était plus
que probable que cette cuve se trouvait encore sous les voûtes du château des
Hospitaliers à Manosque en 1348, année de la peste, et (les tablettes de bois
qui gîtaient au fond de la commode Louis XIV en faisaient foi) elle avait été
transportée jusqu’à Gaussan qui était encore un couvent de clarisses au XVI e siècle, lequel avait été rasé de fond en comble par les parpaillots au cours
des guerres de Religion. À un moment quelconque, la crypte où l’on abritait la
mer s’était écroulée sur elle et l’arbre tranquillement avait digéré ces
décombres.
Le
lendemain, au retour de la messe, je vis Tempier en contemplation devant la
statue et se massant le menton. Il buvait à petits coups le café que Rosemonde
lui avait apporté. Il ne me salua même pas. Sans un bonjour, il poursuivit
devant moi sa pensée qui ne devait pas l’avoir quitté de la nuit.
— Tu
comprends, me dit-il, ce qui prouve l’authenticité c’est que celui que j’ai vu,
en Bessarabie, il avait toutes les cornes du quadrige absolument identiques et
celui-là, là devant nous, il y en a trois qui ont les cornes parallèles et le
quatrième les a en forme de lyre, renflées au milieu et se rejoignant en pointe
au sommet.
Il
m’entraîna jusqu’au tertre de l’arbre.
Les
compagnons arrivaient en désordre dans le brouhaha de leurs camions et de leurs
attelages.
Ils
étaient fébriles de curiosité et n’avaient d’autre idée en tête que de
retrouver à travers les vestiges épars qu’ils allaient déterrer la forme exacte
de ce qu’ils recherchaient. La phrase latine de ce que signifiait l’œuvre d’art
s’était imprimée dans leur épaisse cervelle et les mots Testimonium quod
infirmari non podest Sanctorum Scripturanum fidei les avaient profondément
bouleversés.
— J’ai
vu la mer d’airain, dis-je à Paul. Tu veux la voir ? Elle est dans un
vieux dictionnaire.
Il secoua
la tête.
— Je
la vois mieux en l’imaginant, dit-il.
— Mais
tu m’as dit qu’Hiram avait été assassiné…
— Oui,
par trois de ses compagnons qui lui demandaient le mot de passe pour accéder à
son secret : trois fois ils le lui ont demandé et trois fois il n’a pu
leur répondre. Tu comprends, son secret que lui demandaient ses ouvriers,
c’était le visage de l’Éternel qu’ils auraient bien voulu voir, mais Hiram
quoiqu’il en fût inspiré et qu’il le connût parfaitement,
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