Chronique d'un chateau hante
reniaient, ayant gagné, pensaient-elles, le droit de savoir.
Le donat s’attaqua d’abord aux plus audacieuses qui avaient grimpé sur le
chariot et déjà faisaient sauter les sceaux de l’ordre avec une sorte de joie.
Le
moine-soldat en tua deux à coups de lance. Il bouscula les flambeaux qu’elles
tenaient. Il jeta sa monture en avant pour atteindre celles qui fuyaient. Il ne
savait plus où frapper de l’épée ni de la lance. Les moniales s’éparpillaient
en tous sens parmi les hurlements de peur et les gémissements de celles qui
étaient frappées. En même temps, l’une d’entre elles encore mourut de la peste.
Le cavalier frappait et taillait en aveugle dans cette masse mouvante qui le
cernait et le suppliait.
La scène
n’était plus éclairée que par quelques flambeaux que les sœurs dès leur entrée
dans la crypte avaient fichés entre les moellons descellés des murailles. Au
chapiteau d’une colonne engagée, grimaçait un ancien dieu témoin d’une autre
religion.
Cependant,
à pousser ainsi sa monture en avant vers les victimes, le poids de la mort
d’autrui qui le frôlait sans cesse commençait à alourdir le zèle de l’assassin
et l’ost qu’il devait à son seigneur le bailli n’était plus son unique souci.
Son cheval lui-même entravait son action ; sitôt que le cavalier levait sa
lance, la bête se cabrait ou s’écartait comme si, partageant la honte de son
maître, elle ne voulait pas aussi partager son enfer.
Au milieu
de ce carnage, le donat s’aperçut soudain qu’il était couvert du sang jailli
des corps suppliciés. L’air se chargeait de cette tiédeur fade dont le sang
répandu écœure même les bourreaux.
L’idée
traversa alors le ruffian qu’il ne pouvait pas, qu’il ne pourrait jamais, tuer
tout le monde mais qu’en revanche, s’il réussissait à supprimer la prieure, il
se ferait bien voir de son maître, le seigneur de Manosque.
La crypte
se prolongeait vers l’intérieur du couvent par un souterrain paré en pierres de
taille et dont la hauteur de voûte permettait à un cavalier monté de le
parcourir. On ne savait quel bâtisseur avait ordonné ce passage. Il existait
depuis la nuit des temps. Les nonnes l’utilisaient pour abriter leurs provisions
car l’air y était fort sec et froid. Le cavalier s’y engagea au galop,
bousculant au passage des nonnes à genoux qui criaient miséricorde.
La
supérieure ayant laissé son âne à l’anneau du montoir avait gagné aussitôt le
directoire qui commandait sa cellule. C’était l’âme du couvent. Des volumes de
manuscrits patiemment recopiés disaient l’origine des sœurs de Sainte-Claire et
leur histoire. Sur le grand bureau au centre de la pièce, une sœur laie avait
déposé sur un plateau un rouleau scellé d’un ruban blanc. L’abbesse reconnut le
sceau de Clément VI.
Emmuré
dans sa chambre d’Avignon sur les ordres de son apothicaire pour le préserver
de la peste, Sa Sainteté avait cependant scellé ce bref qui autorisait ses
chères clarisses à se disperser.
L’abbesse
eut un haut-le-corps en lisant cette injonction. Pour qui Sa Sainteté les
prenait-elle ? Pour des femmes de peu de foi ? Ces sortes d’ordres,
Dieu seul a le pouvoir de les décider dans les consciences. « Il est des
jours, se dit-elle, où il n’y a plus d’intermédiaire entre Jésus et l’âme du
chrétien. Et quant à notre Saint-Père, il devrait parcourir les rues d’Avignon
nu et cru ! Nous avons vaincu le doute depuis aussi longtemps que
lui ! Ce médecin est un mécréant ! »
— Depuis
aussi longtemps que lui ! exprima-t-elle à haute voix.
Elle se
frappait impatiemment la main droite avec ce bref sur parchemin qui lui dictait
sa conduite. Elle s’apprêtait à tirer la poignée de la cloche à sa portée pour
enjoindre aux sœurs survivantes de se rassembler autour d’elle afin de leur
confirmer la fermeté de la conduite à tenir en dépit des ordres du pape.
C’est
alors que le moine-soldat surgit devant elle, ayant repoussé la porte à coups
de pied.
C’était
l’Église combattante dans toute sa hauteur. Bien sûr il était descendu de cheval,
bien sûr il avait laissé sa lance avec sa monture mais il tenait l’épée à la
main et il avançait, l’arme ainsi pointée, le visage impassible, sans un trait
de haine ni de pitié, simplement soucieux de bien faire le travail qui lui
avait été imposé et d’obéir en tout point, sans rien de soi qui
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