Chronique d'un chateau hante
sommets.
Là-haut,
contre le ciel dont elle occupait tout un quartier, la grande Ourse
s’allongeait sur Lure la scintillante. Elle avait semé en route l’importune
comète qui la défigurait depuis des semaines. Celle-ci voguait maintenant entre
Orion et le Taureau, désorientée, semblait-il. Horizontale, étirée dans sa plus
grande longueur et nonchalamment alitée sur Lure, la constellation de l’hiver
paraissait contempler avec curiosité cette vaine agitation des hommes.
2
Quand le
cheval de Lombroso se trouva libre, il mit un long moment à comprendre que son
cavalier ne le monterait plus jamais. Il eut alors l’intelligence d’aller
ronger contre un tronc rugueux le cuir du mors qui le refrénait. Cela lui prit
longtemps mais il y parvint et dès lors, délivré, il se mit à brouter par pays.
Il avait
plu en janvier. Les prés à l’abri fournissaient une herbe abondante où le
coursier put facilement se nourrir.
Dans les
fontes de la selle cliquetaient joyeusement les planchettes peintes où
s’épanchait le génie du Poverello. La dernière avait été mal enfoncée dans la
sacoche. Elle brimbalait un peu sous les secousses du trot. C’était celle où le
Poverello avait croqué à la lueur des torches que les nonnes avaient plantées
en terre, l’ensemble du chariot et la toile bleue d’où dépassait en demi-lune
ce sabot couleur d’or.
Le cheval
connaissait bien sûr la route qui le ramènerait en Lombardie mais les grands
chemins parcourus avec Lombroso lui avaient donné le goût de la liberté et il
n’était pas pressé de retrouver les somptueuses écuries de Mantoue où l’on
s’ennuyait ferme entre deux guerres.
C’était
un animal philosophe qui percevait très bien les gémissements des hommes mais
n’en tenait aucun compte. La peste cependant ronflait autour de lui dans le
pétillement allègre de ses bûchers, lesquels brûlaient de l’homme avec le même
entrain que des quartiers de viande destinés à quelque fête. Des forbans
appointés soulevaient sur leurs fourches afin d’attiser leur combustion les
cadavres pathétiques ou burlesques qu’on avait entassés dans le désordre.
Un grand
accompagnement de glas et de tocsin dominait les villages aux abois, appelant
en vain au secours car il n’y avait plus de secours nulle part. Le peuple
unanimement courbé sous le fléau ne pouvait qu’incinérer ses morts.
Une fumée
alentie aux couleurs funèbres avait comblé plainettes et vallons et parfois
dévalait en avalanche depuis les sommets. C’étaient les bûchers mal brûlants
qui envahissaient ainsi tout le pays de Manosque, la plaine de Mane, les
collines autour de Forcalquier et de Saint-Michel. Le plateau de Valensole fut
longtemps dominé par un nuage couleur de boudin qui persistait immobile devant
le ciel et qui étendait son plafond depuis Moustiers jusqu’à Villedieu et de
Vinon jusqu’aux hauteurs de Majastres. On remarqua qu’il imitait un oiseau
planant sur l’air par toute l’étendue de ses ailes immobiles. Ce rappel
constant, par l’odeur et par l’aspect, de la mort omniprésente inclinait sous
la férule les esprits les plus clairs comme les plus fervents.
La
religion seule élevait son crucifix en protection. On tombait à genoux à tout
bout de champ, on y persistait de longues heures durant, parfois on n’en
relevait pas. Il fallait que la foi pour s’affirmer devînt combattante et on ne
se privait pas de l’armer jusqu’aux dents.
Ces
villages n’étaient pas maudits mais ils se maudissaient eux-mêmes devant le
ciel.
Il ne
faisait pas bon, à cette époque, d’être en quoi que ce soit un peu différent du
peuple souverain : moins bête ou moins laid, moins pauvre ou moins
malheureux. Les villageois soupçonneux guettaient chez autrui le moindre signe
de différence avec soi.
Des
processions de redresseurs de torts, le poignard à la main, parcouraient de
nuit toutes les cités afin d’en nettoyer les innocents, boucs émissaires du
malheur des temps. On avait comblé de force Juifs tirés hors de leur demeure
des puits qui n’en pouvaient mais et l’on avait adjoint à ces malheureux, par
erreur, quelques goïs qui gênaient fort quelque héritier. Il n’était pas
jusqu’aux carmes et aux observantins qui ne se ruassent sur la synagogue afin
d’en augmenter leurs trésors par quelques rapines.
Les gens
éclairés, il en restait quelques-uns, qui tentaient de s’interposer étaient eux
aussi jetés aux
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