Chronique d'un chateau hante
quelque part. C’est tout des femmes ! C’est tout
des clarisses. Je les reconnais à leur coiffe. Où il a trouvé ça, le
Trancheton ?
— Dans
le col de la Mort-d’Imbert, il m’a dit. Au bord du ruisseau Gaudissart.
Ah ! Et puis aussi, le drapeau et la tablette, au moulin du
Jansselin !
— Malheur !
Le moulin où on entend chanter le vent des morts !
— Tu
crois ça, toi, un prêtre ?
— Le
Seigneur est derrière toute chose pour perpétuer notre repentir. Et s’il lui
plaît de faire chanter les morts dans le vent, c’est pas toi qui l’en
empêcheras ! En tout cas : la Mort-d’Imbert, le ruisseau Gaudissart,
le moulin du Jansselin, tout ça, ça jalonne la route vers les clarisses de
Gaussan.
— Puisque
tu es là, dit le Mèche, qu’est-ce que ça peut bien être la preuve irréfutable
de la vérité limpide des Saintes Ecritures ?
Le curé
leva le bras et fit de sa main ouverte un large signe qui embrassait l’infini.
— Ça
tu sais, dit-il, mon pauvre Mèche ! Ça peut aller du pschent du roi
Salomon jusqu’à un fragment de la Vraie Croix !
— En
tout cas, soupira le Mèche, ça nous donne de quoi penser ! Mais justement
en parlant de ça, y a une chose qu’on sait pas. D’après toi, tu crois qu’elles
l’ont rendu aux Hospitaliers l’objet sacré ?
Le prêtre
hocha la tête de gauche à droite.
— Si
depuis cent soixante-dix ans, dit-il, les supérieures ont été de la trempe de
celle que je viens d’administrer, ça m’étonnerait !
Le curé
assujettit sur ses épaules le saint sacrement, les burettes et les instruments
du culte. Il était tout en angles sous ce fourniment et cela fit rire l’enfant
de dix ans.
— Qu’est-ce
que c’est qui te fait tant rire, Tancrède ? Et en parlant de ça, tu y
penses à ton exemplum [2] ?
— Il
a bien le temps, dit le Mèche légèrement.
— Coumo
il a bien le temps ? Il est plus tard que tu ne penses ! Il a beau
briller comme un soleil et être fort comme un Turc, la mort est présente en
chacun de nous et nous ne savons ni le jour ni l’heure. Tu le vois ton fils
arriver devant Jésus sans être instruit ?
— Parlons
pas, dit le Mèche, de malheur !
— Alors
envoie-le-moi vendredi ! C’est le jour où je les prends tous.
Le curé
franchissait le seuil. Il se retourna.
— En
parlant de ça, j’ai oublié de te dire, le roi va traverser Forcalquier ces
jours-ci.
— Le
roi ? Qué roi ?
— Le
roi des Franchimans. François ! Il paraît qu’il y a des inondations entre
Sisteron et Manosque. La Durance a débordé. Alors ils font le détour par le
chemin qui ceinture Lure, en revenant d’Italie. Tu sais qu’il a gagné une
bataille ?
— Le
roi des Franchimans…, médita le Mèche. Le nôtre par le fait ?
— Bé
oui, qu’est-ce que tu veux ? Par le fait, le nôtre !
Le curé
franchissait le seuil.
— À
la bonne heure ! s’écria-t-il. Le Bon Dieu nous a envoyé la pluie !
Le Bon Dieu soit béni !
C’était
peu de dire. L’averse était un rideau derrière lequel le curé encapuchonné
disparut d’un seul coup. Il était deux fois plus gros sous la pèlerine à cause
des instruments du culte qui le bossuaient.
— Il
a laissé le parchemin ! dit l’enfant.
— T’en
fais pas. On le lui rendra demain. Il passe tous les jours.
Il
réfléchit une minute.
— Demain, dit-il, il va commencer à t’apprendre l’éternité. Mais
moi à partir de demain, je vais commencer à Rapprendre comment vivre cent ans.
Il
pleuvait depuis dix jours. Il pleuvait depuis qu’on avait quitté l’Italie au
col du Montgenèvre. Il pleuvait avec une obstination imbécile, comme il sait
pleuvoir en pays sec. Tous les torrents qui convergeaient vers la Durance
battaient du tympanon dans leurs gorges profondes. La Clarée, le Guil, la
Gyronde, la Guisane, l’Ubaye, le Buech, la Méouge, la Bléone, l’Asse, le Verdon
se renvoyaient les échos de leurs rives en rumeur où s’aiguisait l’érosion
perceptible ; venaient apporter, comme des vassaux, la furie de leur
courant chargé d’alluvions à la rivière-fleuve : la Durance à Sisteron.
L’eau était à douze pieds à peine sous l’arche du pont de la Baume, prête à la
combler, à l’emporter. Un bruit omnipotent régnait sur l’arc alpin, battant la
générale d’une bataille qui se jouait ici pour la maîtrise de l’éternité, à
côté de laquelle celle qui venait d’être gagnée du
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