Chronique d'un chateau hante
côté de Marignan n’était
qu’une page de l’histoire humaine.
Quand
l’armée atteignit Sisteron les avant-gardes rebroussèrent chemin. Ils dirent
que, au-delà, la plaine au bout de laquelle se mussait Manosque n’était plus
qu’un lac de plusieurs lieues de large, qu’il n’y avait plus ni bacs ni gués et
qu’il fallait renoncer à cette voie. Force était d’aller longer Lure par le
chemin de Saint-Étienne.
Le Jabron
fut passé en catastrophe. Trois chevaux et deux artilleurs qui s’efforçaient de
désembourber un canon à quatre gueules furent noyés en un clin d’œil. Le canon
pointé vers le ciel demeura cent ans en équilibre enlisé parmi les agrégats. On
y amenait les enfants en promenade.
— Regarde !
leur disait-on, il était à Marignan !
Quand
l’armée atteignit Forcalquier, elle s’éparpillait sur deux lieues au courant
des drailles. Elle semait des morts en route car les blessés suivaient comme
ils pouvaient. Les uns sur les brancards portés par les camarades ; ceux
qui avaient de la chance dans les carrioles couvertes où les rapines des mises
à sac étaient entassées. Quelques-uns étaient arrimés par des cordages sur les
énormes canons qui avaient arraché la victoire. Beaucoup clopinaient à pied,
assurés sur une ou deux béquilles. D’autres avaient les bras en lambeaux ou des
têtes sans oreilles ou sans nez. Il y en avait de beaux-uns qui marchaient
pieds nus mais aucun n’avait abandonné son épée ou sa dague. Des groupes
étaient rivés à d’énormes espingoles qu’il fallait quatre hommes pour charger.
Cette
armée victorieuse déferla dans Sisteron à volets fermés et portes barricadées.
Une rumeur l’avait précédée qui ne disait rien qui vaille à quiconque. Par
avarice ou par nécessité, un grand nombre des soudards avaient eu leur solde
retranchée dès le soir de Marignan puisqu’ils ne servaient plus à rien. Ça
coûte cher cinq mille hommes qui mangent trois fois par jour. La plupart de
ceux-là, toujours suivant l’armée, se mirent à rapiner autour d’eux au fur et à
mesure qu’ils avançaient. De même quelques viols ou quelques assassinats qu’ils
commirent çà et là transformèrent vite, pour les naturels, cette grande
victoire en une panique générale.
Pourtant,
une discipline de fer canalisait en bon ordre ceux qui continuaient à être
payés, notamment les hallebardiers en costume et armés jusqu’aux dents qui
encadraient les rapines royales. C’étaient des chariots soigneusement bâchés
qui transportaient jusqu’à Fontainebleau les dons royaux que les villes terrorisées
avaient déposé aux pieds du vainqueur en dépouilles opimes. Il y en avait
quelques grands haquets pleins à ras bord d’orfèvrerie profane et d’église.
C’étaient des pièces uniques, des objets d’autant plus grand prix qu’ils
étaient plus petits, des soieries en rouleaux qui venaient de la Chine à
travers les continents, des statues de marbre qui avaient déjà été volées à la
Grèce et qui avaient changé de prédateurs à nouveau. La pluie avait fini par
transpercer les bâches de fortune qui abritaient ces trésors et l’on voyait se
dissoudre lentement les couleurs d’un Sodoma rappelant un épisode de la vie de
Catherine de Sienne, tandis qu’un Apollon de marbre (couronné de lauriers)
gouttait par le nez cette averse sacrilège.
Quand
guettant du haut du beffroi cette armée qui descendait la draille du côté des
Mourres, le sonneur un peu simple la vit scintiller à la faveur d’une
éclaircie, l’émoi le fit se tromper de cloche et au lieu de l’allègre rondelet
qu’on voulait offrir au roi chevalier, ce fut le bourdon du glas qui se mit en
branle sombrement.
Forcalquier
était aux abois, Forcalquier n’avait plus un maravédis dans ses caisses. Les
pourpoints même de ses consuls étaient mangés aux mites. Les gueux, la peste,
la famine, les bandes d’Arnaud de Cervoles, puis celles de Raymond de Turenne
puis toutes celles qui n’avaient pas de nom, tous ces malheurs du temps avaient
eu raison de la fierté orgueilleuse de cette ville réservée. D’autant que les
deux baillis restés en vie et en fonction se disaient l’un à l’autre :
« Mieux vaut faire pitié qu’envie. »
C’est
pour dire qu’on n’avait pas grand-chose, à part les clés de la ville, à offrir
au roi-chevalier comme divertissement. Les jouvencelles étaient frappées de
petite vérole, il y en avait
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