Chronique d'un chateau hante
lames les plus fines du monde. Sa figure
chafouine toutefois ne payait pas de mine et Tancrède n’avait d’yeux que pour
François Premier et surtout pour sa barbe à la milanaise, en point et virgule
et provocante. Les yeux étaient à l’abri sous les arcades sourcilières et ce
regard oblique comme la barbe, l’enfant mussé dans les broussailles ne devait
jamais l’oublier : il était aux aguets. C’était un regard de vautour. Le
cheval qui portait le roi n’était noble que par son amble robuste. C’était un
boulonnais de labour pour lequel le corps du monarque n’était qu’une plume. En
le voyant à cheval cependant on pensait tout de suite majesté. C’était une
sorte de géant qui dépassait tous les courtisans (sauf Bayard) de la tête. Une
inconnue le suivait étroitement. Elle avait une petite tête, des cheveux blonds
sous le bonnet en fer de lance dont la pointe descendait sur son front. Elle
était grasse, blonde, son allure était aussi hautaine que celle du roi qu’elle
couvait d’un regard protecteur.
À côté de
Bayard, son compagnon, celui qu’il avait armé chevalier sur le champ de
bataille, François Premier, en dépit de sa barbe offrait le visage vermeil
d’une femme.
— Pourquoi,
dit brusquement Tancrède à son père, pourquoi le roi porte un emplâtre à l’aile
du nez ?
Le Mèche
hocha la tête. Il gronda en chuchotant :
— Tu
vois toujours ce qu’il faut pas, toi !
Il hésita
une seconde.
— On
m’a dit qu’il avait attrapé le mal de Naples !
— Mais
il ne revient pas de Naples.
— Non
mais ce mal-là on l’attrape partout !
Le roi,
Bayard, les dames de haut parage, tout cela disparaissait dans la descente sur
Mane. Le roi demanda ce que c’était que ce château mal emmanché et sinistre qui
dressait sa masse funèbre sur le côté gauche du chemin.
— C’est
celui des Pons de Gaussan, sire, lui dit Bayard.
— Les
ai-je vus ? Sont-ils venus à l’hommage ?
— Sire,
ils ont été décimés par la peste. Je ne sais s’il en reste un seul. Ils
prétendent, grommela Bayard, qu’ils ne doivent pas leur qualité de
gentilshommes à la Maison de France. Ils prétendent qu’ils l’étaient avant
elle.
Le roi se
rembrunit.
— Vous
me ferez penser à raser ce château. C’est une citadelle.
— Vous
n’y pensez pas, sire ! Les Pons de Gaussan étaient sous Antioche avec
Bohémond de Flandres !
Il
ajouta, voyant que la mine du roi s’allongeait :
— Mais
auparavant ils étaient épiciers !
— À la bonne heure ! dit François.
Comme si
le beau temps était l’apanage des rois, sitôt que l’escorte eut disparu vers
Mane, la pluie qui s’était contenue autour de Forcalquier reprit sauvagement
possession du pays. Ce fut sous le déluge qu’en bon ordre et solidement
encadrés de spadassins italiens qu’on avait commis à leur garde, les trésors de
la Lombardie vinrent défiler sous les yeux du Mèche et de son fils, stoïques
sous l’averse. Tancrède voulait partir mais le Mèche le retint par le bras.
— Attends !
dit-il. Tu n’as rien vu !
Il
tendait le bras vers la tranchée qui de tout temps a été la limite séparant
Forcalquier de Mane et où tant de gens qui voisinaient mais ne s’aimaient pas
avaient essayé de se tuer et quelquefois y étaient parvenus.
Le convoi
des trésors était passé depuis dix minutes quand la piétaille apparut dans le
défilé, hagarde, innombrable, en pagaille, blessée, mourante, gens de sac et de
corde, hurlant et blasphémant, dominée par le gémissement en leitmotiv de la
faim permanente. C’était une marée humaine qui ne savait où elle allait et
pourquoi elle y allait. Quelques ribaudes on ne sait d’où venues se laissaient
porter par cet amalgame de tant de misère et de tant de désespoir. Cette armée
en débandade se répandait en arrière-garde mais aussi sur les côtés de celle
régulière où les Suisses eux-mêmes étaient d’autant mieux payés qu’ils étaient
renégats à leur patrie. Les reîtres qui avaient été congédiés par leurs
seigneurs ne se résolvaient pas à se séparer de ces cohortes bien vêtues et
bien nourries où ils avaient leur place naguère. Ils espéraient que la guerre
allait se rallumer et qu’ils récupéreraient leur solde. Les ribaudes aussi qui
faisaient partie de cette débandade s’arrêtaient à toutes les chapelles pour en
prier le ciel, aspirant à la reprise de la guerre car la solde des
Weitere Kostenlose Bücher